Découverte de la philosophie
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Le Mythe d'Er

1. Interprétation du mythe d'Er

2. Questions sur le texte

3. Le Mythe

 

1. Interprétation du mythe d'Er

Le mythe d'Er ou l'initiation par la mort.
Platon, République, livre 10.

Ce récit complète l'allégorie de la caverne et donne beaucoup plus d'informations sur le monde intelligible, c'est-à-dire sur l'univers métaphysique (= qui se situe au-delà du monde sensible). Ce monde est celui d'où nous venons et où nous retournons après la mort.

Il  y a trois moyens d'accéder à ce monde, trois initiations possibles :

1 – Par la connaissance : c'est la voie proposée dans l'allégorie de la caverne.

2 -  Par l'amour : méthode expliquée dans le Banquet.

3 – Par la mort : voie décrite dans le mythe d'Er.

Le mythe d'Er relate l'expérience "extraordinaire" d'un jeune homme nommé "Er". Après une bataille, son cadavre est retrouvé parmi d'autres. Mais au moment de la crémation (rite au cours duquel on brûle les corps), il se "réveille" et témoigne de ce qu'il lui est arrivé pendant qu'il se trouvait dans cet état de mort apparente. Plusieurs commentateurs de Platon se demandent si ce n'est pas Socrate lui-même en personne qui a vécu cette expérience.

I.  Modernité de ce récit

Aujourd'hui le progrès des techniques de réanimation permet de faire revenir à la vie des millions d'êtres humains qui étaient en état de "mort clinique" (E.E.G. plat = électroencéphalogramme inerte, ce qui signifie qu'il n'y a plus aucune activité électrique dans le cerveau).  Cet état ("mort imminente" ou "near death experience") ne dure que quelques minutes. Au-delà de cinq minutes, la mort est réelle et irréversible. De nombreuses études ont été publiées aux U.S.A. sur les témoignages des gens qui disent avoir vécu, durant cette courte durée, des événements exceptionnels. Moody, d'abord étudiant en philosophie, puis professeur de philosophie, à l'occasion d'explications philosophiques du mythe d'Er, a reçu des témoignages, de professeur ou d'élève, analogues à celui d'Er, qui l'ont surpris. Plus tard, il devient médecin-réanimateur. Et à nouveau, à son grand étonnement, il entend de temps en temps des patients lui confier des témoignages très proches de l'histoire que raconte Er. Il commence alors une enquête qui se poursuit aujourd'hui  au sein d'une nouvelle discipline la "thanatologie". Toutes sortes de scientifiques ont tenté d'analyser les récits des "expériences", pour en dégager les structures communes, et vérifier s'il s'agissait d'une hallucination ou d'un autre type de perception. Moody, La vie après la vie, S.Mercier, La mort transfigurée, préfacée par E.Morin. Voir la bibliographie plus complète à la fin du cours.

Le film L'expérience interdite, se situe dans cette problématique. Des étudiants en médecine tentent de vivre cet état intermédiaire entre la vie et la mort. Mais leur expérience est ratée.

II.    Message du texte

La mort n'est qu'un passage :

La vie a un sens caché derrière les apparences. Nous sommes chacun libre et responsable de notre vie (c'est nous qui l'avons décidée, choisie telle qu'elle est, avant de naître), et de tous nos actes. L'âme est éternelle, immortelle. Nous avons à rendre compte de tous nos actes après la mort. Il importe donc de suivre une éthique (= une morale) pendant notre existence dans le monde sensible. La philosophie peut nous aider dans cette tâche et nous apporter le salut.

III.  Ce texte est allégorique, il est donc codé

Il importe d'avoir quelques clefs pour le déchiffrer :

D'abord, il convient de tout prendre au sens figuré. Nous sommes dans un monde immatériel, non spatial, atemporel.

- Par exemple, les "pancartes" que portent les âmes signifient qu'une fois dépouillés de nos corps, nous devenons transparents les uns aux autres. Chacun lit comme à livre ouvert dans l'âme et les pensées de l'autre. C'est une forme de communication idéale qui transcende le langage et aboutit à une véritable communion. Mais si l'âme est souillée par les actes injustes qu'elle a commis, alors cette transparence devient une torture. Avant la mort, notre corps,  nous permettait de cacher, de mentir, de masquer notre être profond. Après la mort, l'âme est nue.

- Les espaces et les temps décrits (la prairie, les durées de marche…), traduisent des expériences qualitativement différentes. Les durées (10 ans, 100 ans, 1000 ans…) signifient une intensité. Elles expriment l'idée que les expériences vécues par l'âme sont incomparablement plus denses plus fortes, plus réelles que celles du corps.

- La distribution des "sorts" pour connaître son "rang" suggère l'idée que dans le monde intelligible tout se fait en ordre, dans la mesure.

- Les directions : "en haut" et "en bas", veulent dire "mieux", "supérieur" ou "moins bien", "inférieur". La droite symbolise le "bien" (dans le christianisme, les élus sont à la droite de Dieu), et la gauche le mal.

- La chaleur qui engendre la soif dans la plaine du Léthé, symbolise le désir de vivre et de s'incarner ou encore "la soif d'exister".

- La lumière est l'esprit. L'arc-en-ciel symbolise les différentes manières d'exister du divin, sous forme d'une totalité harmonieuse.

- Les nombres eux aussi sont symboliques :

Celui que l'on retrouve le plus fréquemment, c'est 10 et ses multiples.

10, pour les Pythagoriciens, 10 exprime le monde surnaturel, le divin. Er se réveille 10 jours après sa "mort". Les peines et les récompenses sont multipliées par 10 et par 100.

12, Chaque groupe passe 7 jours dans la prairie, plus 4 jours, plus 1 jour, = 12. Ce qui traduit l'accomplissement d'un cycle complet de maturation. Voir les 12 travaux d'Hercule, etc.…

8 , Le nombre 8, (les "8 pesons"), symbolise le système solaire formé de 7 planètes, plus la terre.

- De nombreux passages sont peut-être à interpréter au sens subjectif : le ciel et l'enfer ne sont pas des lieux, mais des types de bonheur ou de souffrance.

Vocabulaire

âme : le terme exact serait "esprit". Mais, à partir du IV° siècle après J.C. les penseurs ne font plus la distinction entre esprit, conscience, âme et pensée. (Voir le cours sur la Conscience.)

* "Adamantin" est un adjectif qui signifie "en diamant". Platon compare souvent l'esprit à un diamant.

* "Hiérophante" (hieros en grec = sacré, et phanein = révéler) le porte-parole du divin, celui qui donne les informations sur le monde sacré.

* "Ephémères" signifie ici de "passage".    

IV.  Les étapes du cheminement des âmes : (il y en a 10 !)
  
1. La mort. C'est la séparation de l'âme et du corps. Aujourd'hui les thanatologues parlent de "décorporation".

2. Le jugement : sorte d'examen de conscience, les souvenirs de tous les actes de la vie défilent à toute vitesse.

3. La sanction : Au terme de ce défilement, le sujet ressent,

- soit  le plaisir et satisfaction d'avoir "bien" agi" durant sa vie. Ce bonheur est traduit par  le "ciel"

 - soit la souffrance d'être le témoin de ses propres actes négatifs. Regret et remords = "l'enfer".

4. La rencontre des âmes des morts : ("prairie", "tente", "assemblée de fête"), est décrite en terme de joie.

5. La contemplation de la vérité :  Le divin,  mais aussi la compréhension de la mécanique de l'univers.

6. Le choix de la destinée : moment de la décision du prochain programme d'existence. Moment capital, le seul où s'exercent notre liberté et notre responsabilité.

7.  La ratification du choix : il devient irrévocable.

8.  La soif d'exister.

9.  L'oubli. Le fleuve "Amélès" symbolise l'amnésie tragique de celui qui renaît.

10. La réincarnation : comme des "étoiles filantes", les âmes rejoignent le lieu de leur naissance.

V. Les réponses apportées par le témoignage d'Er

Elles concernent : la mort, le mal, le bien, la responsabilité, l'essence de Dieu, le fonctionnement de l'univers, la liberté de l'homme, l'inégalité entre les hommes, l'oubli et la mémoire, la naissance.

Analyse des informations données par Er à ces questions :

1. La mort. C'est le moment où l'âme se détache du corps. Selon Socrate l'âme se libère de sa prison et de ses chaînes. C'est à la fois une libération et une guérison.

- La mort, vue à "l'endroit", c'est-à-dire du point de vue de l'âme, est un événement tout à fait positif. C'est le début d'une aventure conduisant à des retrouvailles conviviales et joyeuses, à des découvertes intéressantes sur le monde et à des décisions capitales pour notre destinée.

- Alors que la mort, vue "à l'envers", c'est-à-dire du côté du corps et de ceux qui y assistent, est un événement tragique, douloureux et irréversible. Mais il ne faut pas se laisser prendre par les apparences.

2. Le mal : le mal c'est l'injustice, c'est-à-dire une action au détriment d'une ou de plusieurs personnes, qui peut causer un dommage, de la souffrance, la mort. Par exemple on peut causer la mort des hommes, soit par trahison, soit en les réduisant en esclavage. Il suffit d'aller voir quels sont ceux qui méritent l'enfer ! Le mal c'est donc le non-respect de l'existence de l'autre. Vision très éthique et moderne. Platon et Socrate sont nettement contre l'esclavage et contre la tyrannie.

A la différence des Chrétiens et des religieux en général, la sexualité n'a rien à voir avec le mal. Elle est innocente. Le mal, c'est avant tout la souffrance infligée à l'autre. C'est aussi et surtout l'impiété à l'égard des dieux et des parents, (parricide, inceste, voir Œdipe). L'âme est punie, c'est-à-dire souffre, en fonction du mal qu'elle a commis.

3. Le bien : peu d'informations. Est-ce faire le "bien" autour de soi ? Apporter des richesses, du réconfort, de l'aide, des connaissances ? Et être juste et pieux, c'est respecter l'autre, les lois, et le sacré. L'âme est récompensée en fonction du bien qu'elle a fait.

4. La responsabilité des actes : c'est le fait d'avoir à "répondre" de ses actes, c'est-à-dire à en rendre compte. Donc d'en assumer les conséquences positives ou négatives comme s'ils étaient des boomerangs. Affirmation d'une sanction après la mort. Si l'âme est un diamant, alors les actes justes lui donnent son éclat. Les actes injustes la détériorent comme des acides corrosifs. La bonne conscience est un baume, un paradis, un bien-être, traduit par le symbole des "Champs Elyséens", endroit de pure joie. 

La mauvaise conscience, ce sont les remords, des douleurs cuisantes harcelantes, infiniment plus intenses que les douleurs physiques et dont celles-ci ne sont que le pâle reflet. Il y a deux sortes de punitions : l'enfer d'où l'on peut revenir, souffrances guérissables dont on cicatrise, et le tartare, lieu de souffrances éternelles, insupportables et irrémédiables. Platon y place les hommes qui ont réduit d'autres hommes en esclavage, et les tyrans. Par exemple, Ardiée, le grand, tyran parricide, fratricide, sacrilège ne reviendra jamais. Le tartare est-il un piège à tyrans ? Y aura-t-il de moins en moins de tyrans ? Hélas non, nous verrons pourquoi plus loin.
 
5.  Le Divin.   Après un voyage de "dix" jours, les âmes ont une vision céleste très particulière, celle du divin. Dieu est décrit comme une "lumière (…) fort semblable à l'arc-en-ciel, mais plus brillante et plus pure". Cette lumière est le "lien du ciel, (…) elle maintient l'assemblage de tout ce qui existe".

Le nom de Dieu n'est pas prononcé. Le divin est seulement suggéré par une métaphore complexe. La lumière n'est pas à prendre au sens propre. (De même dans la Bible, la lumière crée au commencement n'est pas la lumière visible, puisque le soleil qui éclaire le monde  n'est créé que bien plus tard). Cette "lumière" invisible est une forme d'existence spirituelle. mais qui, bien qu'étant unique, est une totalité harmonieuse de plusieurs aspects ou manières d'être (voir les différentes couleurs de l'arc-en-ciel) et une force de cohésion de tout ce qui existe. De là à parler d'amour comme la force qui lie, il n'y a qu'un pas que Socrate et Platon ne franchissent pas. En revanche, on est bien tenté de faire un parallélisme entre le Dieu de Platon et les différentes "forces" dont parlent les astrophysiciens contemporains (H.Reeves) et qui, à chaque instant, tiennent le monde.

Ce Dieu de Platon ne ressemble pas au Dieu des religions, il ne joue aucun rôle sur la destinée humaine, il ne s'intéresse pas aux hommes.

6. Le fonctionnement de l'univers

Les huit "pesons" [un peson est un poids creux. Les pesons peuvent s'emboîter les uns dans les autres comme des poupées russes. ], symbolisent le système solaire. Le passage les décrivant est ésotérique (c'est-à-dire réservé à des initiés). Il s'agît probablement d'un modèle astronomique décrivant les orbites des sept planètes du système solaire et de la terre. Le texte parle de leurs mouvements, direct ou rétrograde, et de leurs vitesses respectives. Les différents sons et les différentes sortes de lumières sont des archétypes intelligibles à partir des quels s'expliquent les formes et les réalités du monde sensible.

Dans cet univers, les trois Moires, symbolisent le présent, le passé et le futur. Ces trois moments du temps existent simultanément : Lachésis, le passé, est à côté de Clôthô, le présent, elle-même près d'Athropos, l'avenir. On appelle cette perception du temps "présent parousique". Il est clair que ce que nous appelons "présent" dans le monde sensible de la caverne, ne représente qu'une découpe infinitésimale et illusoire du temps.

Ce passage est très énigmatique pour les commentateurs.

7. La liberté.

Celle-ci s'exerce au moment du choix des destinées [ne pas confondre la "destinée", suite d'événements particuliers pour un individu, avec "destin"]. Socrate affirme que c'est là un "risque capital" pour toutes les âmes. Qu'ont-elles à perdre ou à gagner ?

"La responsabilité appartient à celui qui choisit. Dieu n'est pas responsable".

 Ce dont est responsable une âme c'est du choix de sa destinée.
La destinée est l'ensemble des événements particuliers vécus durant une vie terrestre. Nos destinées différent toutes les unes des autres.

Le destin lui est l'ensemble des événements communs et implacables vécus par toutes les âmes : détachement du corps à la mort, sanction, vision du réel intelligible, choix des destinées, soif d'exister, oubli, réincarnation… Le destin des hommes est commun. Personne ne peut y échapper.

a.  Les conditions du choix : D'abord, il existe un très grand nombre et une immense diversité de modèles de vie (= de destinées). Ensuite les âmes disposent d'informations et de connaissances largement suffisantes pour éclairer parfaitement leur choix et guider leur décision. A ce stade, théoriquement, elles savent tout.

b.  Que proposent les modèles de vie ?

Des éléments concrets. Le lieu, l'époque, la durée de la vie (donc la date de la naissance et la date de la mort). L'espèce, humaine ou animale (métempsycose). Le sexe, masculin ou féminin. La famille, donc les parents, leur statut social. La richesse ou la pauvreté, la beauté ou la laideur physiques, la célébrité ou l'exil, la santé ou la maladie. Toutes les intensités, les  variations et les combinatoires sont possibles entre ces éléments. On peut être riche au début de sa vie et pauvre à la fin etc.

Mais ces destinées "n'impliquent aucun caractères déterminé de l'âme". Cela signifie que l'âme, au moment où elle choisit les événements de sa vie future n'a aucun moyen de choisir l'état dans lequel elle sera au moment où elle les vivra ! Elle sera peut-être sage et contente de son sort ou révoltée et furieuse contre sa destinée, sans savoir que c'est elle qui l'a voulue ainsi avant de naître, puisqu'elle est condamnée à oublier son choix ! Finalement cela revient à dire que l'âme ne peut pas se choisir elle-même. Le problème pour elle, est de savoir choisir ce qui lui convient le mieux, c'est-à-dire ce qui pourra l'aider à progresser, à s'améliorer dans sa qualité d'être.

c.  La science qui permet de discerner le bon modèle implique de "calculer" quel est l'effet des éléments "pris ensemble, puis séparément" : science de la combinatoire et de la psychologie, qui permet de "fuir les excès", de "choisir toujours une condition moyenne" (idée de la mesure chez les Grecs). Il faut trouver "l'homme qui lui donnera la capacité et la science" : un guide, un initiateur. Nécessité de s'impliquer "sainement à la philosophie". (peut-être astronomie "sacrée" : "astrologie"

d.  Les informations des âmes au moment du choix

Elles savent d'où elles viennent (monde sensible), elles sont éternelles, que tous leurs actes passés sont sanctionnés : (= punition ou récompense), elles connaissent les lois du cosmos, l'existence du divin. Est-ce suffisant ? Non !

e. L'ignorance tragique

Les âmes ne savent pas qu'elles sont obligées de boire au fleuve de l'oubli, donc qu'elles vont perdre le souvenir de toutes leurs connaissances y compris de leur choix et des raison de leur choix. Elles ne savent pas qu'elles ont dû oublier à chaque tour précédent justement ce qui précédait leur destinées…Du coup, elles choisissent en fonction du passé immédiat, elles n'ont pas assez de recul (les bouddhistes diraient en fonction de leur karma).

f.   Analyse du choix des âmes

* "Le premier vint tout droit choisir la plus grande tyrannie et emporté par la folie et l'avidité, il la prit sans examiner (…) il ne vit point oubliant les avertissements…"

C'est une âme légère, distraite, pas concentrée, pas attentive, oublieuse, alors qu'elle n'a pas encore bu au fleuve de l'oubli ! S'était-elle trop enivrée lors du précédent passage ? Elle est une âme poreuse, sans mémoire. Pourtant c'était "un de ceux qui venaient du ciel", qui avait dans son existence précédente "appris la vertu par habitude" c'est-à-dire grâce à une bonne éducation dans une cité bien policée et juste. D'où l'importance de la politique et de l'éducation. Cette âme est surprise et consternée par son propre choix. Mais le retour en arrière est impossible. La destinée une fois choisie, décidée, devient destin, c'est-à-dire que le choix a des conséquences irréversibles et irrévocables.

* Les autres

Beaucoup, parmi ceux qui viennent du ciel, font un choix à la hâte. Au contraire les âmes qui viennent de la terre (ici = de l'enfer), se concentrent et réfléchissent. On dirait que Platon reconnaît un rôle positif à la souffrance. Elle semble donner du poids, de la prudence dans les décisions.

Finalement "la plupart des âmes échangeaient une bonne destinée pour une mauvaise ou inversement". Donc le choix est hasardeux (Lire la description ..)

* Le dernier :  Le dernier, c'est Ulysse. L'on pourrait penser qu'il aura moins de chance que les autres, parce que le choix s'est rétréci. Mais pas du tout.

"Le souvenir de ses fatigues passées" lui donne plus de réflexion et de pondération. La souffrance endurée dans le passé l'a mûrit et le rend pondéré et prudent. L'âme d'Ulysse tourne longtemps et elle trouve avec peine, et finalement "choisit une condition tranquille d'un homme privé". Platon la décrit très joyeuse et satisfaite de son choix.

En définitive, il existe pour chaque âme, trois sortes d'itinéraires :

1. Une route ascendante : l'âme choisit de mieux en mieux, jusqu'à ne plus se réincarner.

2. Une route en dents de scie : l'âme choisit, une fois bien, une fois mal. Alternance, versatilité.

3. Une route descendante. Le choix est de pire en pire. L'âme choisit des destinées de bêtes de plus en plus féroces, ou de tyrans,  jusqu'à finir au Tartare.

Conséquence logique : l'entropie du système, par diminution du nombre des âmes.

- En effet les âmes N° 1, celles qui suivent la route ascendante, finissent leur voyage par la "route unie du ciel", et ne reviennent plus sur la terre. Faut-il entendre qu'ayant terminé leur cycle de réincarnation, elles sont libérées et ne se réincarneront plus ? En tout cas, elles disparaissent du circuit.

- Les âmes N° 3, celles par exemple qui choisissent une tyrannie, restent à tout jamais prisonnières du Tartare après la mort de leur corps, donc elles disparaissent elles aussi de la circulation. Il semble y avoir un anéantissement définitif des âmes mauvaises.

- Restent les âmes N° 2, qui n'en finissent pas de "monter" et de "descendre.

Manège absurde ?

Conclusion :  Pour la plupart des âmes, le spectacle de leur choix, donc de l'usage de leur liberté est : 

"Pitoyable, ridicule, étrange"

8. L'inégalité des âmes.

"Beaucoup sont appelés, peu sont élus", dit l'Evangile. On pourrait faire le même constat chez Platon. Il existe différentes catégories d'âmes. La caractéristique qui permet de les différencier, c'est la mémoire c'est-à-dire la faculté de retenir les souvenirs du passé, de les fixer, et de pouvoir les rappeler. Le passé le plus important, c'est la vie "avant" la naissance. Période durant laquelle chaque âme a eu accès à toutes les vérités. (Voir le thème de la réminiscence chez Socrate fondamental pour se comprendre soi-même et la totalité du monde.) La mémoire est la condition de la continuité de l'être, du salut, et enfin du bonheur.

Or les âmes sont inégales par rapport à la mémoire.

Il y a une hiérarchie entre elles :

Les âmes d'or : l'or, métal pur et précieux, garde la trace des gravures.

Les âmes d'argent : métal qui se ternit mais peut rebriller.

Les âmes de fer, métal qui se corrompt, rouille, se désagrège donc perd ses inscriptions.

(Pour Platon un régime politique juste est celui qui donnerait à chacun les fonctions qui lui conviennent par rapport à la nature de son âme : aux âmes d'or le rôle de gouvernants, aux âmes d'argent le rôle de gardiens de la cité, c'est-à-dire guerriers, aux âmes de fer le rôle d'artisans).

9. L'oubli fatal

Lorsque les âmes viennent de choisir leur programme d'existence, elles sont tout de suite prises par l'envie d'exister, la soif d'existence, c'est-à-dire de concrétiser leur choix. Les choses se passent un peu comme restaurant, le choix du menu fait naître l'appétit, le désir de consommer.

L'attention de l'âme est alors détournée des objets du ciel, vers les détails de sa vie future. concentrée, rétrécie, elle ne se sent plus concernée que par son orientation vers le monde sensible. Elles se tournent à l'opposé du monde intelligible, (voir dans la caverne les âmes incarnées tournent le dos au soleil). Ce détournement se traduit par l'oubli. Leurs connaissances sont comme effacées par ce changement d'orientation, les âmes deviennent amnésiques, juste au moment où elles sont sur le point de se réincarner. Elles ne voient plus que dans "une seule direction" cf caverne. Cet oubli est la cause de tous leurs malheurs, il fonctionne comme une béance, une cassure, un vide au sein de l'être, et aliène l'homme, c'est-à-dire le rend comme étranger à lui-même. Puisqu'il ne sait plus ce qu'il a choisi, ni pourquoi il a choisi telle destinée, ni même que c'est lui en personne qui est l'auteur et le responsable de son choix ! Cet oubli brouille son identité, annule d'une certaine façon les effets de sa liberté métempirique (= métaphysique), et le condamne à la répétition indéfinie, comme le montre le manège absurde des réincarnations. A moins que cette répétition elle-même de la souffrance n'ait un bénéfice, celui de faire évoluer l'âme d'argent vers la race d'or ?

10. La naissance ou  réincarnation

Originalité de la conception de la naissance par rapport à l'Occident : C'est l'esprit qui choisit ses hôtes, c'est-à-dire, c'est l'enfant qui choisit ses parents, il n'y a fécondation que parce qu'un esprit est là et veut s'incarner. Ce n'est pas par hasard (conception identique dans le bouddhisme ).

Description magnifique de la naissance :

"Au milieu de la nuit (…) coup de tonnerre, tremblement de terre, (à peu près comme un événement cosmique) "les âmes, chacune par une voie différente soudain lancées dans les espaces supérieurs vers le lieu de leur naissance, jaillirent comme des étoiles".
C'est alors qu'elles tombent dans les chaînes de la vie (voir caverne) qui les empêchent de tourner la tête et donc rétrécissent à l'extrême le champ de la connaissance. Elles ne sont plus conscientes que du petit espace où elles résident et coincées dans une minuscule durée de temps, le présent, qui n'est peut-être qu'une illusion parmi d'autres due à l'incarnation. Il est possible que ce choc de l'incarnation achève l'effacement des traces – sauf pour ceux que la prudence a retenus", et qui ne sont pas entièrement pris par le désir d'exister, "ceux qui n'ont pas bu ou très peu au fleuve de l'oubli".

VI   Les silences du texte

1. La mort des enfants : que deviennent les "enfants morts dès leur naissance ou n'ayant vécu que peu de jours"  détail peu important selon Platon. Cette négligence traduit le peu d'intérêt et de valeur que les Grecs accordaient aux enfants. Pourquoi des êtres jeunes meurent-ils sans avoir eu le temps d'accomplir leur destinée ? Aucune réponse chez Platon. (Les Tibétains bouddhistes, en revanche, affirment que ce sont les âmes des suicidés contraintes à terminer le temps de vie qui leur été imparti.)

2. Le rôle du divin

Ce rôle est bien flou. Il tient l'existence et assure la continuité de l'être mais il n'est pas responsable. C'est un Dieu très lointain. (Conception très différente de Dieu chez les judéo-chrétiens).

3. Qui a décidé de l'organisation du monde intelligible ?

Existe-t-il un "architecte céleste" ? Le monde divin est-il peuplé de plusieurs êtres spirituels ? Hiérophante ? Juges ? Génies ? Oui ! D'autres textes surtout dans le Timée, Platon parle du Démiurge qui serait le créateur des formes. Mais pour quelles raisons, dans quelle finalité aurait-il créé ce cycle interminable ? Le manège des âmes ? Pour aider les âmes à remonter vers le divin ? Mais pourquoi s'en seraient-elles détachées ?

4. La présence du mal au ciel

Il existe en effet des modèles du mal : les tyrannies. C'est le mal absolu chez Platon. Ce choix  conduit inexorablement les âmes à leur perte.

(Voir le serpent dans la Genèse). La présence de la négativité est-elle indispensable à l'exercice de la liberté humaine ? Le mal est-il inscrit dans l'être ?

5. Les "génies"

Chaque âme choisit le "génie" qui va l'accompagner. Sorte d'ange gardien ? Le terme grec daimon = démon, signifie un être surnaturel qui est comme une présence tutélaire (= protectrice). Socrate était souvent en relation avec son "démon" qui le reliait au divin (rien à voir avec le Démon des Chrétiens qui est une autre nom du Diable). Essence, rôle de ces démons ? Comment les choisit-on ? Quelles sont les conséquences ?

6. L'âme des bêtes

Les hommes peuvent se réincarner en bêtes et inversement les bêtes en hommes. (= conception orientale). Mais jusqu'où ? "Les aigles, les lions, les rossignols, "cygnes", "singes" sont cités dans les textes, même les bêtes féroces, mais jusqu'où peut-on aller ? Les araignées, les punaises, les éponges ! Ont-elles des âmes ? C'est un problème très contemporain : les animaux iront-ils au paradis. Il y a eu un débat télévisé sur ce sujet en 1994.

7. Entropie du système et croissance démographique ont l'air de se contredire ?  

L'hygiène, la dératisation, la destruction des animaux nuisibles contraint-elle de plus en plus d'âmes à choisir de plus en plus dans destinées humaines  ? Les insecticides seraient-ils la cause de l'augmentation des hommes sur la terre ?

8. La nécessité de l'oubli

Pourquoi ?

Finalement, la cause des malheurs de l'humanité est l'oubli, puisque l'oubli la jette dans les ténèbres de l'ignorance. L'homme est-il à son insu responsable de sa propre amnésie ?

9. L'inégalité des âmes

Cette inégalité est-elle originelle, intrinsèque, absolue ? Ou bien résulte-t-elle de notre volonté et de notre liberté ?

Les mystiques parlent de l'Eveil, condition essentielle de la lucidité et du salut. Notre âme traduit-elle notre degré de vigilance, notre bonne ou notre mauvaise volonté, le résultats de nos efforts passés, notre niveau d'évolution ? Si l'âme de chacun est comparée à un joyau, à un diamant. L'âme d'or est celle qui aurait su conserver l'éclat initial du diamant. L'âme d'argent, celle qui l'aurait laissé se ternir. L'âme de fer, celle l'aurait laissé ronger par un acide puissant, celui de ses actes mauvais.

Donc le problème se pose : une âme de fer est-elle irrévocablement condamnée ou peut-elle encore évoluer ? (Voir les lampes allumées de la Bible).

10.  La naissance ou réincarnation

Elle est décrite comme la passage vers des espaces "supérieurs" ? Il y a une contradiction avec l'allégorie de caverne qui situe le lieu de l'incarnation en dessous du monde intelligible, "souterrain".

Mais un problème bien plus intéressant est celui de la pluralité des mondes. D'abord les termes sont au pluriel : "les espaces", suggérant des mondes différents, mais surtout les modèles de vie impliquent des époques différentes, passées, présentes, futures (ces trois aspects du temps coexistent dans le monde intelligible). Or les âmes s'incarnent en même temps dans des espaces et dans des temps différents. C'est un paradoxe. Cette conception est extrêmement difficile à comprendre, car si l'on pousse le raisonnement jusqu'au bout, alors tout ce qui a existé et tout ce qui existera, tout cela existe en même temps et parallèlement…

La destinée de César, (ou celle d'Hitler), peut-être à tout moment choisie, puisqu'elle fait partie des modèles. Donc ce que nous appelons présent est une illusion due à notre statut d'incarné. L'incarnation est comme une chute dans un filtre rétréci, en forme d'entonnoir. Elle nous impose une découpe très limitée dans le temps et dans l'espace. Aujourd'hui, un physicien, Pribram, propose une vision intéressante de ce problème. En fait, ce que nous appelons destinée, serait un hologramme de notre cerveau produit par notre conscience. (Voir L'homme superlumineux, Duteil.)

VII. Les autres expériences de la mort.
       (Développées dans le cours sur la mort)

1. Le Livre des morts égyptiens

2. Le Bardo Thödol = Livre des morts tibétains, description, par des grands maîtres, du processus de leur mort, transmise au moment de leur mort.

3. Les N.D.E. contemporaines, dont on peut lire les descriptions dans le livre : La mort transfigurée. Ces récits présentent beaucoup de ressemblances avec le mythe d'Er pour les étapes 1.2.3.4.5., mais ils ne parlent pas du choix des âmes ni des étapes ultérieures.

4. Une expérience contestable de la mort : Le thème du film L'expérience Interdite, Schumacher 1990. Quatre étudiants en médecine veulent découvrir l'au-delà et provoquent sur eux-mêmes une mort clinique (c'est-à-dire un état durant lequel leur E.E.G. est plat). L'expérience est dangereuse et elle échoue. Ils n'accèdent qu'à de simples reviviscences de leur passé, et détraquent leur équilibre psychologique. Il y a de grandes différences avec les mythes d'éternel retour ou les N.D.E. : L'expérience est volontaire, provoquée artificiellement (voir le protocole avec des produits anesthésiants) dans le but non pas de témoigner gratuitement, mais d'être des héros, célèbres donc riches et puissants et c'est raté…

Conclusion :

On peut faire de ce texte une lecture ontologique (= croire que le monde décrit par Eternel retour existe réellement) ou une lecture phénoménologique (= penser que cette description  n'est qu'une manière subjective, pour la conscience, de traduire l'expérience de la mort). Ce mythe tout en dédramatisant la mort, en fait un espace de connaissance, de liberté et de responsabilité.

Mais ce texte propose autant de réponses qu'il soulève de problèmes. Il fait sens et non-sens. Il nous met aussi en face de notre ignorance.
Savoir que ce que l'on sait est peu de chose par rapport à ce que l'on ne sait pas, est une forme de sagesse. "Je sais que je ne sais rien" disait Socrate, ce texte en est l'illustration.

2. Questions sur le texte

Ce texte, comme l'Allégorie de la Caverne, est codé (10, 100, 1000 = monde spirituel, 12 = accomplissement d'un cycle de maturation…), il explique ce qu'il se passe au-delà de la mort, selon la conception de Socrate.
(Adamantine = en diamant, hiérophante = porte-parole du divin, éphémères ici, = de passage.

1) Quelles sont les 10 étapes du cheminement des âmes ? Nommez-les, expliquez.

2) Quelles informations sur la mort nous donne ce texte ?

3) Pourquoi PLATON nous dit-il que les âmes portent des "pancartes" ? Si elles sont immatérielles et invisibles, comment serait ce  possible? Que veut-il dire?

4) Quelles sont  les fautes les plus graves ?

5) Quel est le châtiment le plus sévère ?

6) Qu'est-ce qui est dit de plus que dans l'Allégorie de la Caverne, au sujet du divin ?

7) Avez- vous compris le passage ésotérique sur les "pesons" emboîtés les uns dans les autres? Proposez votre explication.

8) Quel est le moment le plus important dans ce parcours, pourquoi ?

9) Quelles informations contiennent les "modèles de vie" proposés ?

10) Fabriquez VOTRE modèle de vie préféré, si vous étiez dans cette situation de choix.

11) Quelles informations détiennent des âmes au moment où elles choisissent leur future existence?

12) Qu'ignorent-elles?  Ont-elles toutes la même ignorance ?

13) Quel est le défaut principal des âmes qui choisissent "mal" ?

14) Comment s'y prennent les âmes qui choisissent bien ?

15) Comment PLATON juge-t-il le spectacle des âmes au moment de leur choix ?

16) Quelle est la cause de l'inégalité des âmes ?

17)  Comment interprétez-vous l'épisode du fleuve de l'oubli :"Amélès"?

18) Comment PLATON décrit-il la naissance ?

19) Si les âmes choisissent des époques différentes pour leur réincarnation, et si elles se réincarnent toutes en même temps, quel est le problème ?

20) Quels sont les problèmes non résolus ?

3. Le Mythe

Ce n'est point, dis‑je, le récit d'Alkinoos que je vais te faire, mais celui d'un homme vaillant, Er, fils d'Arménios, originaire de Pamphylie. Il était mort dans une bataille ; dix jours après, comme on enlevait les cadavres déjà putréfiés, le sien fut retrouvé intact. On le porta chez lui pour l'ensevelir, mais le douzième jour, alors qu'il était étendu sur le bûcher, il revint à la vie ; quand il eut repris ses sens il raconta ce qu'il avait vu là‑bas. Aussitôt, dit‑il, que son âme était sortie de son corps, elle avait cheminé avec beaucoup d'autres, et elles étaient arrivées en un lieu divin où se voyaient dans la terre deux ouvertures situées côte à côte, et dans le ciel, en haut, deux autres qui leur faisaient face. Au milieu étaient assis des juges qui, après avoir rendu leur sentence, ordonnaient aux justes de prendre à droite la route qui montait à travers le ciel, après leur avoir attaché par‑devant un écriteau contenant leur jugement; et aux méchants de prendre à gauche la route descendante, portant eux aussi, mais par‑derrière, un écriteau où étaient marquées toutes leurs actions. Comme il s'approchait à son tour, les juges lui dirent qu'il devait être pour les hommes le messager de l'au‑delà, et ils lui recommandèrent d'écouter et d'observer tout ce qui se passait en ce lieu. Il y vit donc les âmes qui s'en allaient, une fois jugées, par les deux ouvertures correspondantes du ciel et de la terre ; par les deux autres des âmes entraient, qui d'un côté montaient des profondeurs de la terre, couvertes d'ordure et de poussière, et de l'autre descendaient pures, du ciel ; et toutes ces âmes qui sans cesse arrivaient semblaient avoir fait un long voyage ; elles gagnaient avec joie la prairie et y campaient comme dans une assemblée de fête. Celles qui se connaissaient se souhaitaient mutuellement la bienvenue et s'enquéraient, les unes qui venaient du sein de la terre, de ce qui se passait au ciel, et les autres qui venaient du ciel, de ce qui se passait sous terre. Celles‑là racontaient leurs aventures en gémissant et en pleurant, au souvenir des maux sans nombre et de toutes sortes qu'elles avaient soufferts ou vu souffrir, au cours de leur voyage souterrain  – voyage dont la durée est de mille ans -, tandis que celles‑ci, qui venaient du ciel, parlaient de plaisirs délicieux et de visions d'une extraordinaire splendeur. Elles disaient beaucoup de choses, Glaucon, qui demanderaient beau­coup de temps à être rapportées. Mais en voici, d'après Er, le résumé. Pour tel nombre d'injustices qu'elle avait commises au détriment d'une personne, et pour tel nombre de personnes au détriment de qui elle avait commis l'injustice, chaque âme recevait, pour chaque faute à tour de rôle, dix fois sa punition, et chaque punition durait cent ans ‑ c'est‑à‑dire la durée de la vie humaine ‑ afin que la rançon fût le décuple du crime. Par exemple ceux qui avaient causé la mort de beaucoup de personnes ‑ soit en trahissant des cités ou des armées, soit en réduisant des hommes en esclavage, soit en prêtant la main à quelque autre scélératesse ‑ étaient tour­mentés au décuple pour chacun de ces crimes. Ceux qui au contraire avaient fait du bien autour d'eux, qui avaient été justes et pieux, en obtenaient dans la même proportion la récompense méritée. Au sujet des enfants morts dés leur naissance ou n'ayant vécu que peu de jours, Er donnait d'autres détails qui ne va1ent pas d'être rapportés. Pour l'impiété et la piété à l'égard des dieux et des parents, et pour l'homicide, il y avait, d'après lui, des salaires encore plus grands.

Il était en effet présent, disait‑il, quand une âme demanda à une autre où se trouvait Ardiée le Grand.  Cet Ardiée avait été tyran d'une cité de Pamphylie mille ans avant ce temps‑là ; il avait tué son vieux père, son frère aîné, et commis, disait‑on, beaucoup d'autres actions sacrilèges. Or donc l'âme interrogée répondit : "Il n'est point venu, il ne viendra jamais en ce lieu. Car, entre autres spec­tacles horribles, nous avons vu celui‑ci. Comme nous étions près de l'ouverture et sur le point de remonter, après avoir subi nos peines, nous aperçûmes soudain cet Ardiée avec d'autres ‑ la plupart étaient des tyrans comme lui, mais il y avait aussi des particuliers qui s'étaient rendus coupables de grands crimes ; ils croyaient pouvoir remon­ter, mais l'ouverture leur refusa le passage, et elle mugissait chaque fois que tentait de sortir l'un de ces hommes qui s'étaient irrémédiablement voués au mal ou qui n'avaient point suffisamment expié. Alors, disait‑il, des êtres sauvages, au corps tout embrasé, qui se tenaient près de là, en entendant le mugissement saisirent les uns, et les emmenèrent; quant à Ardiée et aux autres, après leur avoir lié les mains, les pieds et la tête, ils les renversèrent, les écorchèrent, puis les traînèrent au bord du chemin et les firent plier sur des genêts épineux, déclarant à tous les passants pourquoi ils les traitaient ainsi, et qu'ils allaient les précipiter dans le Tartare". En cet endroit, ajoutait‑il, ils avaient ressenti bien des terreurs de toute sorte, mais celle‑ci les surpassait toutes : chacun craignait que le mugissement ne se fît entendre au moment où il remonterait, et ce fut pour eux une vive joie de remonter sans qu'il rompit le silence. Tels étaient à peu près les peines et les châtiments, ainsi que les récompenses correspondantes.

Chaque groupe passait sept jours dans la prairie ; puis, le huitième, il devait lever le camp et se mettre en route pour arriver, quatre jours après, en un lieu d'où l'on découvre, s'étendant depuis le haut à travers tout le ciel et toute la terre, une lumière droite comme une colonne, fort semblable à l'arc‑en‑ciel, mais plus brillante et plus pure. Ils y arrivèrent après un jour de marche ; et là, au milieu de la lumière, ils virent les extrémités des attaches du ciel  ‑ car cette lumière est le lien du ciel  comme ces armatures qui ceignent les flancs des trières, elle main­tient l'assemblage de tout ce, qu'il entraîne dans sa révolution ; ‑ à ces extrémités est suspendu le fuseau de la Nécessité qui fait tourner toutes les sphères ; la tige et le crochet sont d'acier, et le peson un mélange d'acier et d'autres matières. Voici quelle est la nature du peson : pour la forme il ressemble à ceux d'ici‑bas,‑ mais, d'après ce que disait Er, il faut se le représenter comme un grand peson [ici, le "peson" est un poids, comme ceux qui servent à peser, mais il est creux, de telle sorte que les pesons peuvent s'emboîter] complètement évidé à l'intérieur, dans lequel s'ajuste un autre peson semblable, mais plus petit ‑ à la manière de ces boites qui s'ajustent les unes dans les autres ‑ et, pareillement, un troisième, un quatrième et quatre autres. Car il y a en tout huit pesons insérés les uns dans les autres, laissant voir dans le haut leurs bords circulaires et formant la surface continue d'un seul peson autour de la tige, qui passe par le milieu du huitième. Le bord circulaire du premier peson, le peson extérieur, est le plus large, puis viennent, sous ce rapport : au deuxième rang celui du sixième, au troisième rang celui du quatrième, au quatrième rang celui du huitième, au cinquième celui du septième, au sixième celui du cinquième, au septième celui du troisième et au huitième celui du second. Le premier cercle, le cercle du plus grand, est pailleté, le septième brille du plus vif éclat, le huitième se colore de la lumière qu'il reçoit du septième, le deuxième et le cinquième, qui ont à peu près la même nuance, sont plus jaunes que les précédents, le troisième est le plus blanc de tous, le quatrième est rougeâtre, et le sixième a le second rang pour la blancheur. Le fuseau tout entier tourne d'un même mouvement circulaire, mais, dans l'ensemble entraîné par ce mouvement, les sept cercles intérieurs accomplissent lentement des révolutions de sens contraire à celui du tout ; de ces cercles, le huitième est le plus rapide, puis viennent le septième, le sixième et le cinquième qui sont au même rang pour la vitesse; sous ce même rap­port le quatrième leur parut avoir le troisième rang dans cette rotation inverse, le troisième le quatrième rang, et le deuxième le cinquième. Le fuseau lui‑même tourne sur les genoux de la Nécessité. Sur le haut de chaque cercle se tient une Sirène qui tourne avec lui en faisant entendre un seul son, une seule note; et ces huit notes composent ensemble une seule harmonie. Trois autres femmes, assi­ses à l'entour à intervalles égaux, chacune sur un trône, les filles de la Nécessité, les Moires, vêtues de blanc et la tête couronnée de bandelettes, Lachésis, Clôthô et Atropos, chantent, accompagnant l'harmonie des Sirènes, Lachésis le passé, Clôthô le présent, Atropos l'avenir. Et Clôthô touche de temps en temps, de sa main droite le cercle extérieur du fuseau pour le faire tourner, tandis qu'Atropos, de sa main gauche, tourne pareillement les cercles intérieurs. Quant à Lachésis, elle touche tour à tour le premier et les autres de l'une et de l'autre main.

Donc, lorsqu'ils arrivèrent, il leur fallut aussitôt se présenter à Lachésis. Et d'abord un hiérophante [hiérophante : celui qui révèle les choses sacrées, ou encore, porte-parole du divin] les rangea en ordre; puis, prenant sur les genoux de Lachésis des sorts et des modèles de vie, il monta sur une estrade élevée et parla ainsi ; "Déclaration de la vierge Lachésis, fille de la Néces­sité. Ames éphémères [ames dont le passage est de très brève durée] , vous allez commencer une nou­velle carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n'est point un génie qui vous tirera au sort, c'est vous‑mêmes qui choisirez votre génie. Que le premier désigné par le sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. La vertu n'a point de maître: chacun de vous, selon qu'il l'honore ou la dédaigne, en aura plus ou moins. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Dieu n'est point responsable".

 A ces mots, il jeta les sorts et chacun ramassa celui qui était tombé près de lui, sauf Er, à qui on ne le permit pas. Chacun connut alors quel rang lui était échu pour choisir. Après cela, l'hiérophante étala devant eux des modèles de vie en nombre supérieur de beaucoup à celui des âmes présentes. Il y en avait de toutes sortes : toutes les vies des animaux et toutes les vies humaines; on y trouvait des tyrannies, les unes qui duraient Jusqu'à la mort, les autres interrompues au milieu, qui finissaient dans la pauvreté, l'exil et la mendicité. Il y avait aussi des vies d'hommes renommés soit pour leur aspect physique, leur beauté, leur force ou leur aptitude à la lutte, soit pour leur noblesse et les grandes qualités de leurs ancêtres; on en trouvait également d'obscures sous tous ces rapports, et pour les femmes il en était de même. Mais ces vies n'impliquaient aucun caractère déterminé de l'âme, parce que celle‑ci devait nécessairement changer suivant le choix qu'elle faisait. Tous les autres éléments de l'existence étaient mêlés ensemble, et avec la richesse, la pauvreté, la maladie et la santé; entre ces extrêmes il existait des partages moyens. C'est là, ce semble, ami Glaucon, qu'est pour l'homme le risque capital ; voilà pourquoi chacun de nous, laissant de côté toute autre étude, doit surtout se préoccuper de rechercher et de cultiver celle‑là, de voir s'il est à même de connaître et de découvrir l'homme qui lui donnera la capacité et la science de discerner les bonnes et les mauvaises condi­tions, et de choisir toujours et partout la meilleure, dans la mesure du possible. En calculant quel est l'effet des éléments dont nous venons de parler, pris ensemble puis séparément, sur la vertu d'une vie, il saura le bien et le mal que procure une certaine beauté, unie soit à la pauvreté soit à la richesse, et accompagnée de telle ou telle disposition de l'âme ; quelles sont les conséquences d'une naissance illustre ou obscure, d'une condition privée ou publique, de la force ou de la faiblesse, de la facilité ou de la difficulté à apprendre, et de toutes les qualités sem­blables de l'âme, naturelles ou acquises, quand elles sont mêlées les unes aux autres; de sorte qu'en rapprochant toutes ces considérations, et en ne perdant pas de vue la nature de l'âme, il pourra choisir entre une vie mauvaise et une vie bonne, appelant mauvaise celle qui aboutirait à rendre l'âme plus injuste, et bonne celle qui la rendrait plus juste, sans avoir égard à tout le reste ; car nous avons vu que, pendant cette vie et après la mort, c'est le meilleur choix qu'on puisse faire. Et il faut garder cette opinion avec une inflexibilité adamantine en descendant chez Hadès, afin de ne pas se laisser éblouir, là non plus, par les richesses et les misérables objets de cette nature ; de ne pas s'exposer, en se jetant sur des tyrannies ou des conditions semblables, à causer des maux sans nombre et sans remède, et à en souffrir soi‑même de plus grands encore ; afin de savoir, au contraire, choisir toujours une condition moyenne et fuir les excès dans les deux sens, en cette vie autant qu'il est possible, et en toute vie à venir ; car c'est à cela qu'est attaché le plus grand bonheur humain.

   Or donc, selon le rapport du messager de l'au‑delà, l'hiérophante avait dit en jetant les sorts : "Même pour le dernier venu, s'il fait un choix sensé et persévère avec ardeur dans l'existence choisie, il est une condition aimable et point mauvaise. Que celui qui choisira le premier ne se montre point négligent, et que le dernier ne perde point courage." Comme il venait de prononcer ces paroles, dit Er, celui à qui le premier sort était échu vint tout droit choisir la plus grande tyrannie et, emporté par la folie et l'avidité, il la prit sans examiner suffisamment ce qu'il faisait ; il ne vit point qu'il y était impliqué par le destin que son possesseur mangerait ses enfants et commettrait d'autres horreurs; mais quand il l'eut examinée à loisir, il se frappa la poitrine et déplora son choix, oubliant les avertissements de l'hiérophante ; car au lieu de s'accuser de ses maux, il s'en prenait à la fortune, aux démons, à tout plutôt qu'à lui‑même. C'était un de ceux qui venaient du ciel : il avait passé sa vie précédente dans une cité bien policée, et appris la vertu par l'habitude et sans philosophie. Et l'on peut dire que parmi les âmes ainsi surprises, celles qui venaient du ciel n'étaient pas les moins nombreuses, parce qu'elles n'avaient pas été éprouvées par les souffrances; au contraire, la plupart de celles qui arri­vaient de la terre, ayant elles‑mêmes souffert et vu souffrir les autres, ne faisaient point leur choix à la hâte. De là venait, ainsi que des hasards du tirage au sort, que la plupart des âmes échangeaient une bonne destinée pour une mauvaise ou inversement. Et aussi bien, si chaque fois qu'un homme naît à la vie terrestre il s'appliquait sainement à la philosophie, et que le sort ne l'appelât point à choisir parmi les derniers, il semble, d'après ce qu'on rapporte de l'au‑delà, que non seulement il serait heureux ici‑bas, mais que son voyage de ce monde en l'autre et son retour se feraient, non par l'âpre sentier souterrain, mais par la voie unie du ciel.

Le spectacle des âmes choisissant leur condition, ajoutait Er, valait la peine d'être vu, car il était pitoyable, ridicule et étrange. En effet, c'était d'après les habitudes de la vie précédente que, la plupart du temps, elles fai­saient leur choix. Il avait vu, disait‑il, l'âme qui fut un jour celle d'Orphée choisir la vie d'un cygne, parce que, en haine du sexe qui lui avait donné la mort, elle ne vou­lait point naître d'une femme ; il avait vu l'âme de Tha­myras choisir la vie d'un rossignol, un cygne échanger sa condition contre celle de l'homme, et d'autres animaux chanteurs faire de même. L'âme appelée la vingtième à choisir prit la vie d'un lion : c'était celle d'Ajax, fils de Télamon, qui ne voulait plus renaître à l'état d'homme, n'ayant pas oublié le jugement des armes. La suivante était l'âme d'Agamemnon ; ayant elle aussi en aversion le genre humain, à cause de ses malheurs passés, elle troqua sa condition contre celle d'un aigle. Appelée parmi celles qui avaient obtenu un rang moyen, l'âme d'Ata­lante, considérant les grands honneurs rendus aux athlètes, ne put passer outre, et les choisit. Ensuite il vit l'âme d'Epéos, fils de Panopée, passer à la condition de femme industrieuse, et loin, dans les derniers rangs, celle du bouffon Thersite revêtir la forme d'un singe. Enfin l'âme d'Ulysse, à qui le sort avait fixé le dernier rang, s'avança pour choisir; dépouillée de son ambition par le souvenir de ses fatigues passées, elle tourna longtemps à la recherche de la condition tranquille d'un homme privé ; avec peine elle en trouva une qui gisait dans un coin, dédaignée par les autres ; et quand elle l'aperçut, elle dit qu'elle n'eût point agi autrement si le sort l'avait appelée la première, et, joyeuse, elle la choisit. Les animaux, pareillement, passaient à la condition humaine ou à celle d'autres animaux, les injustes dans les espèces féroces, les justes dans les espèces apprivoisées ; il se fai­sait ainsi des mélanges de toutes sortes.

Lors donc que toutes les âmes eurent choisi leur vie, elles s'avancèrent vers Lachésis dans l'ordre qui leur avait été fixé par le sort. Celle‑ci donna à chacune le génie qu'elle avait préféré, pour lui servir de gardien pendant l'existence et accomplir sa destinée. Le génie la conduisait d'abord à Clôthô et la faisant passer sous la main de cette dernière et sous le tourbillon du fuseau en mouvement, il ratifiait le destin qu'elle avait élu. Après avoir touché le fuseau, il la menait ensuite vers la trame d'Atropos, pour rendre irrévocable ce qui avait été filé par Clôthô ; alors, sans se retourner, l'âme passait sous le trône de la Néces­sité ; et quand toutes furent de l'autre côté, elles se ren­dirent dans la plaine du Léthé, par une chaleur terrible qui brûlait et qui suffoquait : car cette plaine est dénuée d'arbres et de tout ce qui pousse de la terre. Le soir venu, elles campèrent au bord du fleuve Amélès, dont aucun vase ne peut contenir l'eau. Chaque âme est obligée de boire une certaine quantité de cette eau, mais celles que ne retient point la prudence en boivent plus qu'il ne fau­drait. En buvant on perd le souvenir de tout. Or, quand on se fut endormi, et que vint le milieu de la nuit, un coup de tonnerre éclata, accompagné d'un tremblement de terre, et les âmes, chacune par une voie différente, soudain lancées dans les espaces supérieurs vers le lieu de leur naissance, jaillirent comme des étoiles. Quant à lui, disait Er, on l'avait empêché de boire de l'eau; cepen­dant il ne savait point par où ni comment son âme avait rejoint son corps ; ouvrant tout à coup les yeux, à l'aurore, il s'était vu étendu sur le bûcher.

Et c'est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l'oubli et ne s'est point perdu ; et il peut nous sauver nous-mêmes si nous y ajoutons foi ; alors nous traverserons heureusement le fleuve du Léthé et nous ne souillerons point notre âme. Si donc vous m'en croyez, persuadés que l'âme est immortelle et capable de supporter tous les maux, comme aussi tous les biens, nous nous tiendrons toujours sur la route ascendante, et, de toute manière, nous pratiquerons la justice et la sagesse. Ainsi nous serons d'accord avec nous‑mêmes et avec les dieux, tant que nous resterons ici‑bas, et lorsque nous aurons remporté les prix de la justice, comme les vainqueurs aux jeux qui passent dans l'assemblée pour recueillir ses présents. Et nous serons heureux ici‑bas et au cours de ce voyage de mille ans que nous venons de raconter.

D.Desbornes. 2010