Découverte de la philosophie
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Nietzsche - Ainsi Parlait Zarathoustra

Cours d'introduction à la philosophie de Nietzsche

1. La vie de Nietzsche

2. Situation de la philosophie de Nietzsche

3. Ainsi Parlait Zarathoustra

4. Comment lire le Zarathoustra ?

5. Les affirmations nietzschéennes

6. Les "coups de marteau" ou les "non"

7. Les contresens sur Nietzsche

8. La symbolique

9. Le bestiaire

10. Les stades vers le  surhomme

11. Esquisse d'une critique

Textes de Nietzsche

12. Prologue 1 - Présentation de Zarathoustra

13. Prologue 2 - La rencontre avec le saint ermite

14. Prologue 5 - Le dernier homme

15. Prologue 6 - La chute du danseur de corde

16. Prologue 8 - La nuit de Zarathoustra

17. Les trois métamorphoses

18. De la  vision et de l'énigme

19. La sangsue

Commentaires de textes

20. Prologue. 1. Présentation de Zarathoustra

21. Prologue 2 - La rencontre avec le saint ermite

22. Prologue 5 - Le dernier homme

23. Prologue 6 - La chute du danseur de corde

24. Prologue 8 - La nuit de Zarathoustra

25. Les trois métamorphoses

26. De la  vision et de l'énigme

27. La sangsue

Cours d'introduction à la philosophie de Nietzsche

1. La vie de Nietzsche

Friedrich Wilhelm Nietzsche, philosophe allemand (1844-1900). Il a été accusé à tort d'être un précurseur du nazisme.

Né dans une famille de pasteurs protestants, il étudie d'abord la théologie et la philologie. Il découvre et admire Schopenhauer, philosophe allemand du XIX°. Selon Schopenhauer, le monde est sous-tendu par une force aveugle et absurde, qui d'une certaine manière, piège les êtres et les pousse à vouloir se reproduire ; le "vouloir-vivre" de l'espèce humaine est cause de ses souffrances. Ensuite, il découvre Wagner, qu'il admire énormément. Il devient professeur de philologie à l'université de Bâle, écrit des livres sur l'Antiquité grecque. Puis rompt avec Schopenhauer, Wagner et l'université.

Il rencontre Lou Andréas Salomé, jeune aristocrate russe, venue étudier en Allemagne et vit une intense passion amoureuse avec elle. Il pense qu'elle est la seule à pouvoir comprendre sa philosophie. Il rompt avec elle et connaît une longue période de solitude et de souffrance. Il vit d'une pension que lui verse l'université. Il publie alors Aurore, le Gai Savoir, Par delà le bien et le mal, Ainsi Parlait Zarathoustra, le Crépuscule des Idoles etc.

En 1889, une crise de démence (paralysie générale, voir note 5), met fin à sa carrière d'écrivain et de philosophe. Il vit encore onze ans chez sa sœur, dont le mari, nationaliste et antisémite, est au départ de la "récupération" et de la trahison de la philosophie de Nietzsche par le nazisme.

2. Situation de la philosophie de Nietzsche

Ce qui caractérise le discours philosophique en général est d'être une interrogation sur le monde et un essai d'explication et d'interprétation dans un discours cohérent, logique, rationnel. Il utilise donc des concepts, des démonstrations qui s'expriment dans des raisonnements, dont la finalité est la fabrication d'un système philosophique.

Nietzsche remet en question l'outil même avec lequel tous les philosophes travaillent : la raison. Il refuse d'accorder une valeur particulière à la logique et au discours rationnel. Pour lui, l'homme qui raisonne ressemble à une "araignée" qui sort d'elle-même la substance avec  laquelle elle tisse sa toile. Cet homme se postant au centre de son système, c'est-à-dire de sa propre toile, se croit au centre du monde et se gonfle de vanité, "pitoyable suffisance !"

Nietzsche commence par détruire la croyance en la valeur absolue de la raison. Il est donc un "anti-rationaliste". Nietzsche dit qu'il "philosophe à coups de marteau" ou encore avec des explosifs : "Je suis une dynamite". Il détruit tous les systèmes de connaissance. Il substitue à la vérité, la valeur de la beauté.

Nietzsche occupe une situation tout à fait à part, et absolument nouvelle, dans le monde philosophique. Sa philosophie est au sens propre : "extra-ordinaire", atypique, exceptionnelle. Nietzsche n'est ni dogmatique, ni sceptique, ni criticiste comme Kant. Il ne construit pas de système, il n'utilise ni la raison ni la logique. Il jongle avec les symboles, les images, et les associe dans des sortes de paraboles. Son discours est systématiquement provocant, il se joue des contradictions. Son style est poétique et liturgique.
D'où les malentendus que crée une telle pensée. Nietzsche est-il un génie incompris ?

Est-il un poète ?

En un sens oui. Sa pensée refuse le discours conceptuel. Aucune définition, aucun raisonnement, pas de démonstrations, mais une série de "visions", d'aphorismes, un incessant foisonnement d'images. Beaucoup d'affirmations semblent gratuites, (par exemple l'affirmation de l'éternel retour). Il ne s'agit donc pas d'un système philosophique au sens classique.

Est-il un véritable philosophe ?

En un autre sens oui :

En effet, il remet en question tous les "préjugés" inconscients de la philosophie classique. Il  pousse l'interrogation philosophique jusqu'à ses plus extrêmes limites, puisqu'il interroge non seulement le monde, mais la "Raison" dont les philosophes se servent pour "comprendre" le monde. On ne peut pas formuler de problématique plus radicale. La philosophie de Nietzsche ressemble à une "anti-philosophie". Elle est une pensée qui va jusqu'à ses propres limites.

3. Ainsi Parlait Zarathoustra

C'est le livre que Nietzsche considère comme le meilleur de toute son œuvre. Il y a mis l'essentiel de sa pensée. Mais Nietzsche dit qu'il ne l'a pas écrit avec sa tête :

"De tout ce qu'on écrit, je n'aime que ce qu'on écrit avec son sang", c'est-à-dire avec son corps, son cœur, sa sensibilité, son rythme, ses pulsations, ses sens, sa vie. Ce n'est pas vraiment une écriture, c'est une parole, même si elle est écrite. Nietzsche n'a pas écrit ce livre assis à une table, mais il l'a "senti" et écrit en marchant tout seul en haute montagne, en Suisse, dans les Grisons.
Il avait toujours un petit carnet dans sa poche, et il notait ses fulgurations d'images, de visions, d'intuitions, en des phrases très laconiques : les aphorismes. Ce fut une période de "solitude cosmique". Nietzsche a "incubé" le Zarathoustra pendant dix-huit mois. Il se comparait à une "éléphante" dont la gestation dure dix-huit mois. Puis il a rédigé chaque partie (il y en a quatre), en dix jours.

4. Comment lire le Zarathoustra ?

Ce langage est chiffré. Son décodage demande un effort constant d'interprétation, d'intuition. Nietzsche dit que la lecture du Zarathoustra demande :

"Un travail philologique et plus que philologique que personne n'entreprendra".    

"O mes amis patients, ce livre souhaite seulement des lecteurs et des philologues parfaits : apprenez à bien me lire", Aurore, Avant propos, §5.

"Seul le philologue lit lentement et médite une demi-heure sur six lignes", Humain trop humain, §19.

Enfin Nietzsche dit que son texte,

"ne doit jamais être pris au mot, à la lettre, car en tant que tel il ne contient jamais que du non-sens", Crépuscule des idoles, §1.

"A son lecteur, Nietzsche laissa la tâche infinie de comprendre ce qu'il a dit, ce qu'il n'a pas dit, avec  les mots qu'il n'a pas employés". J.Delhomme, Nietzsche aujourd'hui

Il faut donc décaper, transmuter le sens des mots, voler au-delà de leur signification immédiate. Le travail philologique est une quête qui porte sur le sens des mots en fonction de leur passé lointain. Il se réfère à l'histoire, aux mentalités, aux anciennes symboliques, aux diverses herméneutiques. Un travail "plus que philologique", c'est l'invention, la projection du sens des symboles dans le futur, une lecture qui ajoute au texte sa propre intuition, voire qui invente des sens.  (Alors que le travail philosophique est une production de sens à partir d'un discours rationnel).

Cette lecture demande au lecteur une participation active de sa sensibilité et de son imagination créatrice. Ce livre suppose que celui qui le lit soit déjà sur le "pont qui mène au surhomme", dans la dynamique nietzschéenne.

 En effet, il y a une lecture qui altère le texte, le défigure, celle des "médiocres" : la lecture traditionnelle des "araignées", celle des rationalistes qui décryptent le texte avec leur intelligence logique et cherchent un enchaînement thématique, des arguments justificatifs. Au contraire de ceux-là, le bon lecteur du Zarathoustra, est comme un "danseur", comme un jongleur. Il se laisse prendre aux images, bondit sur elles et à travers elles, dans une sorte de ballet enjoué, qui met son cœur et son corps à l'épreuve. Il vibre, il a du souffle. Il a de "longues jambes" pour sauter, voire voler d'une image signifiante à une autre. Car chaque pensée est en elle-même un sommet Elle est née elle-même en haute montagne. Il faut que le lecteur lui restitue son altitude, sa légèreté, sa vie. Pour Nietzsche, le plus grand ennemi, c'est "l'esprit de pesanteur", "le cul de plomb" (c'est ainsi qu'il critiquait Descartes !). Il faut entrer dans le souffle du message, dans son euphorie. Alors, on découvre une cohérence remarquable des symboles, qui s'éclairent les uns par les autres. Sinon, on tue le texte ou l'on passe à côté.

5. Les affirmations nietzschéennes

1.  Le matérialisme : la réhabilitation du réel, de la nature.

Il faut retrouver le "sens de la terre". Nietzsche veut sacraliser la nature.

L'observation de l'univers de la nature nous montre un gigantesque chaos de forces agissantes, luttant les unes contre les autres. Tous les êtres sont en perpétuel devenir, comme l'affirmait  déjà Héraclite dans l'Antiquité. Mais de l'intérieur de la nature, une force pousse tous les êtres vivants à se dépasser. La théorie darwinienne de l'évolution, que Nietzsche connaissait, révèle cette puissante tension verticalisante présente au cœur de la nature. Ce dépassement crée constamment du nouveau en organisant le chaos. Toutes les espèces sont contraintes à créer de nouvelles espèces de plus en plus parfaites. La nature propre de la vie :

"Ce qui est contraint de se surmonter soi-même à l'infini". (VI, 167) Œuvres de Nietzsche, édition Kroener.

L'homme est à l'image du monde, habité, tiraillé, déchiré par ses forces chaotiques intérieures, et "tendu" par cette force universelle de dépassement.
La souffrance, la vie et la mort font partie intégrante du réel. Impossible d'y échapper. L'existence est tragique en son essence.
 
2. Le "pantragisme" : vouloir vivre, c'est accepter le réel tel qu'il est, sans se lamenter, sans accuser personne, sans dramatiser son existence. Vouloir vivre, c'est "vouloir la mort" qui est nécessairement reliée à la vie. Vivre intensément, c'est risquer sa vie à chaque instant, d'où la valeur du courage. Beauté de l'homme qui se lance dans la vie à fond, avec la conscience lucide de sa disparition. Laideur de celui qui ayant peur de mourir, s'économise, vit au ralenti, ne risque rien et même s'invente "un arrière-monde" où la mort n'existe plus. L'adhésion totale à la vie, sans aucune arrière pensée transmute la souffrance en joie. La joie intense est indissociable de la douleur intense. Le bonheur n'est une jouissance fade et immobile.

3. L'éternel retour

L'éternel retour est une vision cosmique.

(En Engadine, (Suisse) au bord du lac de Silvaplana, alors qu'il se reposait près d'un grand rocher pyramidal, Nietzsche a eu l'intuition fulgurante (peut-être simple paramnésie ?) de l'éternel retour. [La paramnésie est un sentiment d'avoir déjà vécu dans le passé exactement le même événement. ]

Il a cherché à étayer sa vision sur les théories cosmologiques de son époque : les particules de matière sont éternelles, mais en quantité finie (si l'univers n'est pas en expansion). Le temps brasse éternellement la matière. Il y a un nombre, immense certes, mais fini de combinaisons. Elles doivent donc se répéter d'une manière périodique. Donc, selon Nietzsche, les mêmes mondes qui ont déjà existé une infinité de fois dans le passé, se reproduiront nécessairement dans le futur. Leur ordre est imprévisible. Il n'y a pas de providence, ni de Dieu qui organise le monde selon sa volonté. Le devenir est "innocent", c'est-à-dire sans intention cachée.
(Les théories cosmologiques contemporaines affirment la non-validité de cette hypothèse).

Si le même monde revient absolument identique à lui-même, chacun d'entre nous revient aussi et chaque détail de sa vie. Cette conception de l'éternel retour du même est, selon Nietzsche, insupportable. En effet, s'il en est ainsi, nous revivons une infinité de fois, non seulement notre vie présente, mais chaque détail de notre existence dans sa particularité. Cette pensée, et l'angoisse mortelle qui l'accompagne, Nietzsche les traduit par l'image d'un serpent noir qui entre dans la bouche d'un berger et le mord à la gorge, (cf. "De la vision et de l'énigme"). La pensée de l'éternel retour peut tuer l'homme. On peut "mourir d'être immortel". La seule manière de vaincre cette pensée, de la "décapiter", c'est non seulement d'accepter la vie telle qu'elle se manifeste, mais de la vouloir pour toujours telle qu'elle est. Donc de coïncider de tout son être et de toutes ses forces avec ce qui existe. C'est ce que Nietzsche appelle Amor fati, l'amour du destin.

Faut-il ontologiser la vision de l'éternel retour, c'est-à-dire croire à sa réalité ou en faire une simple métaphore ? Les philosophes sont partagés.

Plusieurs philosophes contemporains J.Wahl, G.Deleuze, J.Granier, pensent que l'éternel retour chez Nietzsche n'est qu'une hypothèse "heuristique" (Heuristique (adjectif), qui favorise la découverte de faits ou de théories) c'est-à-dire qui favorise un comportement existentiel. Il faudrait "jouer" l'éternel retour et faire "comme si" tout devait recommencer sans fin.
La force et le courage sont des qualités qui, à la fois permettent d'accepter l'éternel retour, et sont, en retour, décuplées par cette acceptation.

4. La "volonté de puissance" ou "puissance de la volonté"

 "Volonté de puissance" est une traduction inexacte de willkraft, qui signifie force du vouloir. La volonté est pour Nietzsche une notion à la fois biologique et cosmologique. Elle n'a rien à voir avec la volonté de domination, encore moins avec le désir. Le désir est faiblesse. Suivre son désir conduit l'homme à la décadence. Les désirs et les "instincts" (aujourd'hui on ne parle plus "d'instincts" pour l'homme, mais de "pulsions") doivent être dominés. La volonté de puissance est l'adhésion totale à la force invisible et intérieure aux êtres qui "travaille" à leur dépassement. La volonté de puissance est donc le courage et la mise en œuvre de tous les moyens pour son propre dépassement. 

5. Le surhomme

Il n'est qu'une direction. Il n'existe pas encore. Il est un sens possible de l'évolution (attention, il n'est pas un "mutant" au sens biologique du terme !). Il est ce que l'homme pourrait devenir de plus beau et de plus noble, s'il "obéissait" à sa volonté de puissance, en dominant ses instincts, et s'il extériorisait toutes ses possibilités. Il est un chef d'œuvre d'humanité. Il n'en existe pas de modèle, il ne peut pas être copié ni imité. Il est à inventer par chacun. Le surhomme n'est pas loin de ce que nous avons appelé au XX° "l'homme multidimensionnel", celui qui réalise toutes ses dimensions. Chaque homme porte en lui à la fois du "chaos" et une "étoile dansante". Le chaos est un magma de forces inorganisées, à partir desquelles du nouveau peut être créé. La créativité est la dimension supérieure de l'homme, celle du surhomme. Il doit créer sa vie comme un chef d'œuvre, comme une œuvre d'art. "L'étoile dansante" symbolise la perfectibilité présente en chaque homme et à enfanter.

Zarathoustra n'est pas le surhomme, il s'en approche par quelques caractéristiques, sa vision du monde, sa solitude, le don de soi, la légèreté…

Le surhomme est celui qui a accompli les "trois métamorphoses" (voir le commentaire du texte). Il a d'abord été "chameau", puis s'est transformé en "lion" et enfin en "enfant".

Nietzsche est un des rares philosophes qui valorise l'enfance. L'enfant adhère avec joie à l'instant présent, il coïncide avec le devenir. Il s'émerveille. Il est spontanéité et affectivité pures. Il n'est pas alourdi par le passé, le regret ou le ressentiment, ni par le poids de la culture. Il est innocent, étranger au bien et au mal c'est-à-dire à la morale. Il est dans le jeu. Le surhomme n'est pas un enfant au sens propre, il en a retrouvé la quintessence.

6. Les "coups de marteau" ou les "non"

1. L'homme tel qu'il est dans la société moderne est un médiocre.

Le bestiaire de Nietzsche pour le décrire est très varié et riche :

- "mouton bêlant", il est grégaire, domestiqué, soumis, tondu.

- "singe", il imite, copie son voisin. Il est stéréotypé, conformiste, il se fait une gloire d'être identique à ses semblables. Il refuse d'être différent, original, d'être lui-même. Il perçoit la différence comme une anomalie, une tare et la rejette de toutes ses forces.

- "chameau", il porte avec complaisance des poids morts, des responsabilités des valeurs périmées, des traditions qui ne lui servent à rein, et font de sa vie un désert à traverser. (Bien lire "Les trois métamorphoses").

- "vaches", leur but est le bonheur. Elles le trouvent dans la rumination, satisfaction organique, répétitive, qui "avachit", opacifie la conscience et rend "bête"

- "ver", puceron, bête de proie etc.

2. La civilisation  : tout ce que l'homme a produit pour se domestiquer et s'emprisonner.

a. La morale : le bien et le mal sont des valeurs inversées, (voir La généalogie de la morale), par les prêtres, pour mieux dominer et domestiquer le peuple, en tuant tout ce qu'il y avait de fort et de courageux en lui, afin d'écraser sa volonté, son énergie et le rendre "obéissant" donc soumis.

b. La politique : La lutte pour le pouvoir est l'activité des bêtes de proie. Nietzsche déteste dans les idéologies de droite l'instinct de domination des "prédateurs", et reproche aux idéologies de gauche le nivellement et l'écrasement des différences.

3. La connaissance

L'outil de la connaissance est la RAISON.

La raison est le plus grand piège, en projetant son ordre dans le monde, elle le pétrifie.

La raison n'est qu'une sorte d'araignée qui ayant tissé sa toile, et se plaçant au milieu, se croit au centre du monde ! Ainsi se comportent les philosophes et les scientifiques. Ce sont des "ennemis de la vie".

En quelque coin écarté de l'univers répandu dans le flamboiement d'innombrables systèmes solaires, il y eut une fois une étoile sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus arrogante et la plus mensongère de "l'histoire universelle" : mais ce ne fut qu'une minute. A peine quelques soupirs de la nature et l'étoile se congela, les animaux intelligents durent mourir. Nietzsche, Le livre du philosophe, § 80.

A. La métaphysique

Le changement, la destruction, la souffrance, la mort inexorable suscitent l'angoisse. Le désir d'annuler la souffrance et le mouvement incessant des phénomènes a conduit les hommes (les philosophes) à une mystification. Ils ont inventé à travers la catégorie de "substance" l'idée d'un univers qui, soustrait au mouvement, existerait immobile, éternellement présent derrière le monde "apparent". C'est donc la peur, la haine et le refus du monde réel, qui sont à l'origine de la métaphysique. Les métaphysiciens ne sont que des décadents, des falsificateurs du réel qui n'aspirent qu'au repos de l'esprit. Leur volonté n'est que "volonté du néant", elle s'oppose à la "volonté de vie". Le métaphysicien n'est qu'un "Halluciné des arrière-mondes".

Les philosophes sont comme des araignées, prétentieuses. Ils se croient au centre des systèmes qu'ils inventent. Ils témoignent d'un anthropocentrisme imbécile.

B. La religion

"Dieu est mort", Nietzsche refuse la religion. Il affirme un athéisme et un matérialisme absolus. Dieu est une invention de l'homme qui ayant peur de la mort ne voulant pas mourir, se crée un Dieu compatissant qui lui garantit son immortalité et lui pardonne sa médiocrité. La croyance en l'existence de Dieu empêche l'homme d'être responsable et créateur de sa vie. Elle l'aliène dans l'acceptation de son imperfection : l'homme aux yeux de Dieu n'est qu'une créature imparfaite et un pitoyable pécheur. "Dieu est mort" signifie non pas que Dieu lui-même soit mort, pour Nietzsche il n'a jamais existé, mais que le moment est venu pour l'homme de renoncer à cette croyance s'il veut se dépasser. Ce qui est sacré pour Nietzsche, c'est la matière. Il crée une religion de la matière

C. La science

Les savants eux aussi, sont semblables à des araignées ou à des hommes très myopes (voir "L'homme à la sangsue"), qui en étudie la sangsue se laisse vider de son sang par elle. Les scientifiques non seulement désubstantialisent le monde en l'étudiant, mais ils sont eux-mêmes désubstantialisés par l'objet de leur étude.

7. Les contresens sur Nietzsche

1. "Volonté de puissance" : ce n'est pas la volonté de domination. voir plus haut Section 3.

2. Les "forts" et les "faibles" : Le clivage n'est ni politique, ni économique, ni intellectuel, ni musculaire ! Les forts sont ceux dont la volonté est alimentée, et branchée à cette énergie bio-cosmique qui les pousse à se surmonter. Elle relève de la force au sens psychologique, de la "volonté de vie". Les faibles sont ceux qui ont peur de la vie, qui inventent des ruses pour s'en protéger, qui cherchent le repos.

3. La "guerre" n'est jamais une violence politique ou sociale. Elle est constant refus de la médiocrité. Une lutte perpétuelle contre ce qui alourdit l'être humain. Le combat incessant pour se dépasser.

4. La "folie" de Nietzsche ne peut pas être invoquée pour discréditer ses œuvres, et les juger pathologiques. Elle n'est pas une maladie mentale, elle est une "paralysie générale" [Paralysie générale : affection neuropsychique d'origine syphilitique, due à des lésions des méninges et de l'encéphale, caractérisée par des troubles moteurs (langue, doigts), intellectuels et mentaux. ] . Quand Nietzsche écrit, il n'est pas "fou". Quand le microbe atteint son cerveau, il n'écrit plus.

5. L'éternel retour n'est pas à confondre avec la conception orientale de la métempsycose ou réincarnation. Nietzsche est matérialiste, pour lui l'esprit se désintègre à la mort.

8. La symbolique

symboles négatifs

symboles positifs

Immobilité : la fixité, la pétrification, la dureté, la sclérose…
L'Etre, la mort,

Le mouvement en avant : le devenir, l'évolution, la mobilité, la marche, la danse, la course circulaire du soleil, l'élan vers..

La chute, la lourdeur, "le cul de plomb"

La montée, la verticalité, la légèreté, l'envol, le dynamisme ascensionnel

L'esprit au sens métaphysique, la pensée

L'arrière-monde des métaphysiciens.
Dieu. 

La matière visible, réelle, scintillante, chaotique
L'existence concrète.
La vie du corps

Le passé et toutes ses valeurs cristallisées :
La vieillesse

Le futur : l'enfance comme ouverture sur l'avenir.

La mémoire, le regret, la rancune, le ressentiment (= venin de la tarentule).

L'oubli, l'innocence, la disponibilité au présent, la présence au seuil de l'instant…

Le vide, le néant, le désert, la nuit…

Le plein, la luxuriance de la vie, la richesse des couleurs de l'arc-en-ciel. Le rayonnement de la lumière…

L'égoïsme, le repli sur soi, le mouvement centripète, le calcul, le mercantilisme,

La générosité, le don noble et gratuit de soi, le mouvement solaire centrifuge, l'expansion…

L'étroitesse du regard, la myopie, le clignement d'œil, la petitesse, la médiocrité…

L'immensité, les horizons lointains, le regard abyssal qui plonge dans l'infinité du temps et de l'espace…

Le sérieux, l'attitude consciencieuse.

L'éclat de rire, la spontanéité joyeuse qui est communion avec la vie.
rire avec…ou ensemble, (et non rire de..)

La Raison, le travail de l'araignée…

La folie au sens dionysiaque…

La laideur

La beauté sous toutes ses formes, l'art.

La culture.

La nature.

La maladie, la dégénérescence

La santé, la vitalité.

 

9. Le bestiaire

En voici quelques éléments, il est très arbitraire !

Symboles négatifs

Symboles positifs

Agneau, se laisse sacrifier passivement
Ane, dit I.A aux fardeaux qu'il porte. Têtu, humble et patient. Soumis.
Araignée, symbole de la raison qui croit en la causalité et tisse sa toile.
Autruche, cache sa tête dans le sable. Refus de la lucidité. Aveugle.
Animaux domestiques, Résignés, soumis, ont perdu leur sauvagerie. Vivent souvent en troupeau.

Abeille, vole, légère, produit du miel, synthèse des fleurs et du soleil…
Aigle, animal de Zarathoustra, vole en larges cercles, est solitaire, a un regard perçant..

Buffle, coléreux, vit près des marécages. Ressentiment.
Brebis, suit le troupeau, faible, ne communique pas.
Bourdon, vole avec bruit et lourdeur, monotone.

Bêtes sauvages, vivent dangereusement dans la nature…
Baleine, immense, elle engloutit comme l'éternité, elle est légère dans son élément, l'océan…

Chat, hypocrite, jaloux, rampe, inconstant, paresseux.
Chauve-souris, vivent dans l'obscurité, sont laides et sales.
Chameau, s'agenouille pour qu'on le charge, porte des fardeaux, fait de sa vie un désert.
Cochon, lourd, grogne et vit dans la fange.

Coq, se lève avec le soleil,
Crocodile, sec, sauvage…
Colombe, légère, gracieuse, douce, blanche, vole…

Crapaud, vit dans les marécages, gluant, baveux, coasse la nuit…
Chèvre, ne communique pas.
Chien, domestiqué, humble, craintif, aboie.
Cerbère, gardien de l'enfer qui n'existe pas.
Crabe, se cache dans le sable, ne marche pas droit.
Carpe, se laisse appâter par n'importe quoi…

Cheval, élan, rapidité…
Chamois, vit dans les hauteurs, bondit…

Dragon, monstre fabriqué par la culture qui écrase les hommes avec le "Tu dois".

 

Ecrevisse, se cache dans le sable..
Eléphant, lourdeur, mais il vaut mieux danser comme un éléphant que de ne pas danser…

 

Fourmi, besogneuse, intéressée, amasse, vit dans une fourmilière, travaille, petite, noire.

Faucon, voit de loin…

Grenouille, cf. crapaud, coasse et barbotte…

Goujon, poisson da la couleur de l'arc-en-ciel, vole dans les rivières claires..

Hibou, aveugle le jour, animal nocturne.
Huître, molle, visqueuse et fermée au monde extérieur. (Elle peut cependant contenir une perle !)
Hérisson, fermé au monde, pique.

Héron, a le sens du mépris…

Lapin, peureux, fuit, vit sous terre, a de grandes oreilles, (symboles de l'entendement = de la raison !)…
Lézard, craintif, fuit, est immobile au soleil.

Lion, brise les idoles, est fort, sauvage et solitaire..
Loup, sauvage…

Mouche, sale, vit en nombre, bruit agaçant, pique.
Mouton, vit en troupeau, n'a aucune initiative, est bête, se laisse tondre….
Mulet, hybride, stérile, proche de l'âne.

Moineau, léger, aérien…

Oie, se laisse gaver, pavane, bête de basse-cour.

Oiseaux, volent, chantent, sont colorés...
Ours, solitaire qui se nourrit de miel…

Paon, vanité, comédie. Basse-cour..
Parasites, se nourrit de , pas d'indépendance, gangrène…
Porc, vit dans sa fange, grogne…
Poule, caquette, basse-cour…
Puceron, petit, vermine

Poisson, argenté, mouvement agile…
Panthère, sauvage..
Papillon, léger, beau, couleurs chatoyantes, éphémère, aime les fleurs…

Serpent noir, agressif, pique, mord à la gorge…
Singe, en dessous de l'homme, dérision de l'homme, imite…
Sangsue, vit dans les marécages, flasque et visqueuse, se nourrit du sang des autres…
Scorpion, petit, se cache dans sa carapace, pique mortellement…

Serpent, aime la terre, se mord la queue (= symbole de l'éternel retour)…

Tarentule, araignée laide et malfaisante, se venge, injecte son venin… 
Taupe, ne voit pas clair, vit dans ses galeries sous la terre…
Troupeau, instinct grégaire, tue l'individualité,  ne sait pas vivre seul. S'engraisse, rumine, se laisse abattre…

Taureau blanc, sauvage…
Tigre, sauvage…

Vautour, laid, se nourrit de cadavres et de charognes…
Vache, immobile et ruminante, elle est le symbole du bonheur que cherchent les hommes, dans la satisfaction répétitive de leurs désirs.
Ver de terre, mou, rampe, creuse des galeries souterraines.

 

10. Les stades vers le  surhomme

Tout en bas le ver de terre, un peu plus haut dans l'évolution, le singe. A mi-chemin entre le singe et le Surhomme, l'homme.
Mais beaucoup d'hommes sont en dessous de l'homme, ils se conduisent comme des animaux, (voir le bestiaire nietzschéen).
Au milieu, entre  l'homme et le Surhomme, Zarathoustra.

Entre Zarathoustra et le Surhomme, Dionysos.

Entre l'homme et Zarathoustra, les hommes "supérieurs", le "danseur de corde", quelques saints ermites, le Christ.

Les proportions ne sont pas respectées dans ce tableau.

Le Surhomme.

Dionysos.

Zarathoustra.

Le Christ.

Quelques ermites.

Le danseur de corde.

L'homme.

Les hommes "inférieurs".

Le singe.

Le ver de terre.

 

11. Esquisse d'une critique

Nietzsche apporte un sens critique percutant, décapant, donc nous offre la possibilité d'une liberté d'esprit plus grande. Sa conception de la vie est noble et courageuse.
La critique est très difficile parce qu'elle tombe toujours elle-même sous le coup de marteau de Nietzsche.
Mais on peut reprocher à Nietzsche son parti pris esthétique. Sa philosophie est une philosophie d'esthète. Ce choix exclusif a un côté arbitraire et même dangereux. A la volonté de beauté, on peut opposer la volonté d'exister d'abord. En effet l'existence des hommes est constamment compromise par les guerres, la torture, la maladie. A cette philosophie aristocratique et gratuite, on peut opposer l'intensité des douleurs de l'humanité et la nécessité vitale de les combattre par tous les moyens. Le problème de l'existence de tous est peut-être plus urgent que celui de la réalisation esthétique de quelques-uns. S'il y a réellement possibilité d'évolution, et de dépassement du stade actuel d'humanité, on ne voit pas en quoi il serait moins beau de penser et de vouloir cette marche en terme d'universalité. L'attitude esthétique n'est-elle pas une sorte de  fuite ?  

Bibliographie succincte :1. Nietzsche sa vie et sa pensée, Ch. Andler. 2. M.Haar, Nietzsche, Histoire de la philosophie, Pléiade, t.3.    3. J.Granier, article sur Nietzsche, Encyclopédia Universalis.

 

Textes de Nietzsche

12. Prologue 1 - Présentation de Zarathoustra

Edition Livre de Poche, 1968, traduction M.Betz.

Lorsque Zarathoustra fut âgé de trente ans, il quitta son pays et le lac de son pays et s'en alla dans la montagne. Là il jouit de son esprit et de sa solitude et ne s'en lassa point durant dix années. Mais enfin son cœur se transforma, et un matin, il se leva avec l'aurore, s'avança devant le soleil et lui parla ainsi :

Quel serait ton bonheur, ô grand astre ! si tu n'avais pas ceux que tu éclaires

Depuis dix ans que tu viens vers ma caverne, tu te serais lassé de ta lumière et de ton orbite sans moi, mon aigle et mon serpent.
Mais nous t'avons attendu chaque matin, nous t'avons pris ton superflu et nous t'en avons béni.

Voici ! Je suis dégoûté de ma sagesse, comme l'abeille qui a recueilli trop de miel. J'ai besoin que des mains se tendent vers moi.

Je voudrais donner et distribuer jusqu'à ce que les sages parmi les hommes redeviennent  heureux de leur folie, et les pauvres, heureux de leur richesse.

C'est pourquoi je dois descendre dans les profondeurs comme tu le fais le soir lorsque tu vas derrière la mer, portant ta clarté au monde souterrain Ô astre trop riche !

Je dois disparaître comme toi, me coucher, disent les hommes vers qui je veux descendre.

Bénis‑moi donc œil tranquille, toi qui peux voir sans envie un bonheur même démesuré.

Bénis la coupe qui veut déborder, que l'eau toute dorée en découle et porte partout le reflet de ta félicité.

Vois ! Cette coupe veut à nouveau se vider et Zara­thoustra veut redevenir homme."

Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.

 

13. Prologue 2 - La rencontre avec le saint ermite

Zarathoustra descendit seul des montagnes, et il ne rencontra personne. Mais lorsqu'il arriva dans les bois, devant lui un vieillard soudain se dressa, qui avait quitté sa sainte chaumière pour chercher des racines dans la forêt. Et le vieillard parla ainsi à Zarathoustra :

"Il ne m'est pas inconnu, ce voyageur; voilà bien des années il est passé par ici. Il s'appelait Zarathoustra, mais il s'est transformé.

Tu portais alors ta cendre à la montagne veux‑tu porter aujourd'hui ton feu dans la vallée? Ne crains‑tu pas le châtiment promis à l'incendiaire ?

Oui, je reconnais Zarathoustra. Son œil est limpide et sa bouche n'exprime  point  de dégoût. Ne marche‑t‑il pas comme un danseur ?

Il s'est transformé, Zarathoustra. Il s'est fait en­fant, il s'est éveillé : que cherches‑tu à présent ­auprès de ceux qui dorment ?

Tu vivais dans la solitude comme dans la mer, et la mer te portait. Malheur à toi, tu veux donc atter­rir? Malheur à toi, tu veux de nouveau traîner toi-­même ton corps?"

Zarathoustra répondit : "J'aime les hommes."

- Pourquoi donc, dit le sage suis-je allé dans la forêt et dans la solitude? N'était‑ce pas parce que j'aimais trop les hommes?

Maintenant j'aime Dieu; je n'aime pas les hommes. L'homme est à mes yeux une chose trop imparfaite. L'amour de l'homme me tuerait."

Zarathoustra  répondit  "Qu'ai‑je parlé d'amour! Je vais faire un don aux hommes.

‑ Ne leur donne rien, dit le saint, décharge les plutôt de quelque chose et aide‑les à le porter. Rien ne leur vaudra mieux : pourvu que toi aussi, cela te réconforte!

"Et si tu veux donner, ne leur donne pas plus qu'une aumône, et attends qu'ils la mendient au­près de toi!

‑ Non, répondit Zarathoustra, je ne fais pas l'aumône. Je ne suis pas assez pauvre pour cela."

Le saint se prit à rire de Zarathoustra et parla ainsi : "Tâche donc de leur faire accepter tes trésors. Ils se méfient des solitaires et ne croient pas que nous venions pour les combler.

Nos pas à travers les rues ont pour eux un son trop solitaire. Et de même qu'ils s'inquiètent lorsque la nuit couchés dans leurs lits, ils entendent marcher un homme, longtemps avant que se lève le soleil, ils se demandent peut‑être : "Que cherche ce voleur?"

Ne va pas parmi les hommes, reste dans la forêt! Va plutôt chez les bêtes! Pourquoi ne veux‑tu pas être comme moi, un ours parmi les ours, Un oiseau parmi les oiseaux?     

‑ Et que fait le saint dans les bois? "  Demanda Zarathoustra.

Le saint répondit : "Je compose des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je grogne : c'est ainsi que je loue Dieu.

Par des chants, des pleurs, des rires et des grommellements, je rends grâce à Dieu qui est mon Dieu. Mais quel présent nous apportes‑tu ?"

Lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : « Que pourrais‑je vous donner? Laissez-moi seulement repartir en hâte, afin que je ne vous prenne rien!" Ainsi se séparèrent‑ils  l'un de l'autre, le vieillard et l'homme, riant tels deux jeunes garçons.

Mais lorsque Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur ; "Serait-ce  possible?  Ce vieux saint dans sa forêt n'a donc pas encore appris que Dieu est mort !"

14. Prologue 5 - Le dernier homme

Quand Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut puis il dit à son cœur :

"Les voilà qui se mettent à rire : ils ne me comprennent point, je ne suis pas la bouche faite pour ces oreilles.

Faut-il commencer par leur briser les oreilles pour qu'ils apprennent à entendre avec les yeux ?

Faut-il battre des cymbales et clamer comme les prédicateurs de carême ? Ou n'ont-ils foi qu'en les bègues ?

Ils ont une chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils donc ce qui les rend fiers ? Il le nomme civilisation, c'est ce qui les distingue des chevriers.

C'est pourquoi ils n'aiment pas, à propos d'eux, entendre ce mot de "mépris". Je vais donc parler à leur fierté.

Je vais leur parler de ce qu'il y a de plus méprisable : le dernier homme.

Et Zarathoustra parla ainsi au peuple :

"Il est temps que l'homme se propose un but. Il est temps que l'homme plante le germe de son espérance la plus haute.

Son sol maintenant est encore assez riche. Mais cette terre un jour sera pauvre et stérile, et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.

Hélas ! Le temps approche où l'homme ne lancera plus par-delà l'homme la flèche de son désir, où la corde de son arc ne saura plus vibrer !

Je vous le dis : il faut encore porter en soi le chaos pour être capable d'enfanter une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.

Hélas, le temps est proche où l'homme ne mettra plus d'étoile au monde. Hélas ! Le temps est proche du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.

Voici ! Je vous le montre le dernier homme.

"Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu'est cela ?"

Ainsi demande le dernier homme, et il cligne de l'œil.

La terre sera devenue plus exiguë et sur elle sautillera le dernier homme, qui amenuise tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.

"Nous avons inventé le bonheur" disent les derniers hommes, et ils clignent de l'œil.

Ils ont abandonné les contrées où la vie était dure : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et on se frotte à lui : car  on a besoin de chaleur.

Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s'avance avec précaution. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes !

Un peu de poison de-ci, de-là : cela procure des rêves agréables. Et beaucoup de poison en dernier lieu, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais on a soin que la distraction ne fatigue pas.

On ne devient plus ni pauvre ni riche : c'est trop pénible. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait encore obéir ? C'est trop pénible.

Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : quiconque est d'un autre sentiment va de son plein gré dans la maison des fous.

"Autrefois tout le monde était fou" disent les plus fins, et ils clignent de l'œil.
On est prudent et l'on sait tout ce qui est arrivé : de sorte que l'on n'en finit pas de se moquer. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt – de peur de se gâter l'estomac.

On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on révère la santé.

"Nous avons inventé le bonheur" disent les derniers hommes, et ils clignent de l'œil.

Ici prit fin le premier discours de Zarathoustra, celui qu'on appelle aussi "le prologue" ; car à ce moment l'interrompirent les cris et la joie de la foule. "Donne-nous ce dernier homme, O Zarathoustra, s'écrièrent-ils, fais-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhomme !" Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Mais Zarathoustra s'attrista et dit à son cœur :

"Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche faite pour ces oreilles.

Trop longtemps sans doute j'ai vécu dans les montagnes, j'ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : voici que je leur parle comme à des chevriers.

Sereine est mon âme et claire comme la montagne au matin. Mais ils me croient de sang froid et me prennent pour un farceur aux plaisanteries sinistres.

Et voici qu'ils me regardent et qu'ils rient : et tandis qu'ils rient, ils me haïssent encore. Il y a de la glace dans leur rire."

15. Prologue 6 - La chute du danseur de corde

Mais alors il advint quelque chose qui rendit muettes toutes les bouches et fixes tous les regards. Car pendant ce temps le danseur de corde s'était mis à l'ouvrage : il était sorti par une petite poterne et marchait sur la corde tendue entre deux tours, au‑dessus de la place publique et de la foule. Comme il se trouvait juste à mi-chemin, la petite porte s'ouvrit encore une fois et un gars bariolé qui avait l'air d'un bouffon, sauta dehors et d'un pas rapide suivit le premier. "En avant, boiteux, cria son horrible voix, en avant traînard, sournois, visage blême! Que je ne te chatouille pas de mon talon! Que fais‑tu là entre ces tours? C'est dans la tour que tu devrais être enfermé; tu barres la route à un meilleur que toi!" Et à chaque mot il s'approchait davantage; mais lorsqu'il ne fut plus qu'à un pas du danseur de corde, il advint cette chose terrible qui fit taire toutes les bouches et suspendit tous les regards : le bouffon poussa un cri diabolique et sauta par‑dessus celui qui lui barrait le passage. Mais le danseur de corde, en voyant la victoire de son rival perdit la tête et la corde; il jeta son balancier et, plus vite encore, chut dans l'abîme, comme un tourbillon de bras et de jambes. La place publique et la foule ressemblaient à la mer, quand la tempête s'élève. Tous s'enfuyaient pêle‑mêle, à l'endroit surtout où le corps allait s'abattre.

Zarathoustra cependant ne bougea pas, et ce fut juste à côté de lui que tomba le corps, déchiré et brisé, mais encore vivant. Au bout de quelque temps le blessé reprit conscience et vit Zarathoustra agenouillé auprès de lui : "Que fais‑tu là? Dit-il enfin, je savais depuis longtemps que le diable me donnerait un croc‑en‑jambe. Maintenant il me traîne en enfer : veux‑tu l'en empêcher?

‑ Sur mon honneur, ami, répondit Zarathoustra, tout ce dont tu parles n'existe pas : il n'y a ni diable, ni enfer. Ton âme sera morte, plus vite encore que ton corps : ne crains donc plus rien!"

L'homme leva les yeux avec défiance. "Si tu dis vrai, répondit‑il ensuite, je ne perds rien en perdant la vie. Je ne suis guère plus qu'une bête qu'on a fait danser avec des coups et de maigres bou­chées."

‑ Non pas, dit Zarathoustra, tu as fait du danger ton métier il n'y a là rien de méprisable. Voici que ton métier te fait périr : aussi vais‑je t'enterrer de mes propres mains."

Lorsque Zarathoustra eut dit cela, le moribond ne répondit plus; mais il remua la main, comme s'il cherchait la main de Zarathoustra pour le remercier.

16. Prologue 8 - La nuit de Zarathoustra

Lorsque Zarathoustra eut dit cela à son cœur, il chargea le cadavre sur ses épaules et se mit en route. Il n'avait pas  encore fait cent pas qu'un homme se glissa auprès de lui et lui chuchota à l'oreille – et voici ! Celui qui lui parlait était le bouffon de la tour. "Va-t'en de cette ville, ô Zarathoustra, dit-il, il y a ici trop de gens qui te haïssent. Les bons et les justes te haïssent, ils t'appellent leur ennemi et leur contempteur [quelqu'un qui méprise]; Les fidèles de la vraie croyance te haïssent et ils t'appellent un danger pour la foule. Tu as eu de la chance qu'on se soit moqué de toi, car vraiment tu as eu de la chance de tenir compagnie au chien mort : en t'abaissant ainsi, tu t'es sauvé pour cette fois-ci. Mais va-t'en de cette ville – sinon, demain, vivant, je sauterai par-dessus un mort." Après avoir ainsi parlé l'homme disparut ; et Zarathoustra poursuivit son chemin par les rues sombres.

A la porte de la ville les fossoyeurs vinrent à sa rencontre : ils éclairèrent sa figure de leur flambeau, reconnurent Zarathoustra et se moquèrent de lui. "Zarathoustra emporte le chien mort ! Bravo, Zarathoustra s'est fait fossoyeur ! Car nous avons les mains trop propres pour ce gibier. Zarathoustra veut-il donc voler sa pâture au diable ? Bon courage et bon plaisir ! Pourvu que le diable ne soit pas voleur plus habile que Zarathoustra ! – il les volera tous deux, il les dévorera tous deux !" Et riant entre eux, ils rapprochaient leurs têtes.

Zarathoustra ne prononça pas un mot et passa son chemin. Lorsqu'il eut marché pendant deux heures, le long des bois et des marécages, il avait si longtemps entendu hurler les loups affamés que la faim le poignit lui-même. Aussi s'arrêta-t-il devant une maison isolée, où brûlait une lumière.

"La faim me surprend comme un brigand, dit Zarathoustra. Au milieu des bois et des marécages, ma faim me surprend en pleine nuit.

"Ma faim a d'étranges caprices. Souvent je ne la sens qu'après le repas, et aujourd'hui elle n'est pas  venue de toute la journée : où donc s'est-elle attardée ?"

Ce disant, Zarathoustra frappa à la porte de la maison. Un vieil homme parut ; il portait la lumière et demanda : "Qui vient vers moi et vers mon mauvais sommeil ?

-  Un vivant et un mort, dit Zarathoustra. Donnez-moi à manger et à boire, j'ai oublié de le faire pendant le jour. Qui donne à manger aux affamés réconforte sa propre âme : ainsi parle la sagesse."

Le vieux se retira, mais il revint aussitôt, et offrit à Zarathoustra du pain et du vin : "C'est une méchante contrée pour ceux qui ont faim, dit-il ; c'est pourquoi j'habite ici. Hommes et bêtes viennent à moi l'ermite. Mais invite aussi ton compagnon à manger et à boire, il est plus las que toi. Zarathoustra répondit : "Mon compagnon est mort, j'aurai peine à l'y décider.

- Cela m'est égal, dit le vieux en grognant, qui frappe à ma porte doit prendre ce que je lui offre. Mangez et portez-vous bien !"

Ensuite, Zarathoustra marcha encore pendant deux heures, se fiant à la route et à la clarté des étoiles : car il avait l'habitude des marches nocturnes et il aimait à regarder en face tout ce qui dort. Mais lorsque le matin poignit, Zarathoustra se trouvait dans une forêt profonde et aucun chemin n'était plus visible. Alors il plaça le corps dans un arbre creux, au-dessus de soi – car il voulait le mettre à l'abri des loups – et lui-même se coucha à terre sur la mousse. Et aussitôt il s'endormit, le corps las, mais l'âme sereine.

17. Les trois métamorphoses

Traduction : G. Bianquis. G.F- Flammarion.

"Je vais vous énoncer trois métamorphoses de l'esprit : comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.

Il est maint fardeau pesant pour l'esprit, pour l'esprit fort et patient que le respect anime : sa vigueur réclame les fardeaux les plus lourds.

Qu'y a-t-il de pesant ? Ainsi interroge l'esprit courageux ; et il s'agenouille comme le chameau et veut qu'on le charge bien.

Quel est le fardeau le plus lourd, ô héros ? – ainsi interroge l'esprit courageux – afin que je le prenne sur moi et que ma force se réjouisse.

N'est-ce pas ceci : s'humilier pour faire mal à son orgueil ? Faire luire sa folie pour tourner en dérision sa sagesse?

Ou est-ce cela : abandonner notre cause, au moment où elle célèbre sa victoire ? Monter sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur ?
Ou est-ce cela : se nourrir des glands et de l'herbe de la connaissance, et souffrir la faim dans son âme, pour l'amour de la vérité ?

Ou est-ce cela : être malade et renvoyer les consolateurs, se lier d'amitié avec des sourds qui n'entendent jamais ce que tu veux ?

Ou est-ce cela : descendre dans l'eau trouble si c'est l'eau de la vérité, ne repousser ni les froides grenouilles, ni les crapauds fiévreux ?

Ou est-ce cela : aimer qui vous méprise, et tendre la main au fantôme lorsqu'il veut nous effrayer ?

L'esprit courageux assume tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui, sitôt chargé, se hâte vers le désert, ainsi se hâte-t-il vers son désert.

Mais au fond du désert le plus désolé s'accomplit la seconde métamorphose : ici l'esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être le maître de son propre désert.

Il cherche ici son dernier maître : il veut être l'ennemi de ce maître, et de son dernier dieu ;  pour la victoire il veut lutter avec le grand dragon.

Quel est le grand dragon que l'esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maître ? "Tu dois", s'appelle le grand dragon. Mais l'esprit du lion dit : "Je veux".

"Tu dois" le guette au bord du chemin, étincelant d'or sous sa carapace aux mille écailles et sur chaque écaille brille en lettres dorées : "Tu dois !"

Des valeurs maintes fois séculaires brillent sur ces écailles et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons : "La valeur de toutes choses brille sur moi".

Toute valeur a déjà été créée, et toutes les valeurs créées sont en moi. En vérité, il ne doit plus y avoir de "Je veux" ! Ainsi parle le dragon.

Mes frères, pourquoi est-il besoin du lion de l'esprit ? N'avons-nous pas assez de la bête robuste qui renonce et qui se soumet ?

Créer des valeurs nouvelles, - le lion même ne le peut pas encore : mais se rendre libre pour des créations nouvelles, - c'est là ce que peut la puissance du lion.

Se libérer, opposer un "non" sacré même au devoir : telle, mes frères, est la tâche qui incombe au lion.

Conquérir le droit de créer des valeurs nouvelles, - c'est la plus terrible conquête pour un esprit patient et respectueux. En vérité, c'est pour lui un rapt et le fait d'une bête de proie.

Il aimait jadis le "Tu dois" comme son bien le plus sacré : à présent il lui faut trouver l'illusion et l'arbitraire, même dans le plus sacré, afin d'assurer sa liberté aux dépens de son amour : il faut un lion pour un tel rapt.

Mais dites-moi, mes frères, que peut faire l'enfant que le lion n'ait pu faire ? Pourquoi faut-il que le lion féroce devienne enfant ?

L'enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un "oui" sacré.

Oui, pour le jeu de la création, mes frères, il est besoin d'un oui sacré. C'est sa volonté que l'esprit veut à présent, c'est son propre monde que veut gagner celui qui est perdu au monde.

Je vous ai nommé trois métamorphoses de l'esprit : comment l'esprit devient chameau, comment l'esprit devient lion, et comment, enfin le lion devient enfant."

Ainsi parlait Zarathoustra. Et en ce temps-là il séjournait dans la ville qu'on appelle la Vache multicolore.

18. De la  vision et de l'énigme

1.  Lorsqu'on apprit parmi les matelots que Zarathoustra était à bord - car en même temps que lui un autre homme y était monté, venant des îles Fortunées - tous furent dans la curiosité et dans l'attente. Mais Zarathoustra garda deux jours le silence, froid et sourd dans sa tristesse, ne répondant ni aux regards ni aux questions. Au soir du deuxième jour cependant il rouvrit ses oreilles, tout en gardant encore le silence ; car il ne manquait pas de choses étranges et dangereuses à entendre sur ce navire qui venait de loin et s'en allait plus loin encore. Or Zarathoustra était l'ami de tous ceux qui font de lointains voyages et n'aiment pas à vivre sans péril. Et voici qu'enfin, à force de prêter l'oreille, il sentit sa langue se délier aussi, et la glace de son cœur fondit - et il se mit à parler en ces termes.

A vous, chercheurs hardis, explorateurs, et à tous ceux qui jamais s'embarquèrent sous des voiles astucieuses pour franchir les mers redoutables,

- à vous, ivres d'énigmes, amis du clair-obscur, dont l'âme cède à l'appel de flûte de tous les dédales de l'abîme,

- car vous vous refusez à suivre d'une main peureuse un fil conducteur, et ce que vous pouvez deviner, vous détestez d'avoir à le déduire

- c'est à vous seuls que je raconterai l'énigme que j'ai vue - la vision du solitaire entre les solitaires

Je m'avançai dernièrement, assombri, à travers un crépuscule livide - sombre et dur, les lèvres ser­rées. Pour moi plus d'un soleil s'était couché.

Un sentier qui grimpait obstinément dans les éboulis, un méchant sentier solitaire, déserté par l'herbe et les buissons, un sentier de montagne crissait sous le défi de mon pied.

Progressant, muet, parmi le crissement moqueur des cailloux, foulant la pierre qui le faisait glisser, mon pied grimpait peu à peu.

Il grimpait - en dépit de l'esprit qui l'entraînait vers le précipice, l'esprit de pesanteur, mon diable et ennemi fieffé.

Il grimpait, bien que le démon me chevauchât, mi-gnome, mi-taupe ; rigide et me paralysant, instil­lant dans mon cerveau du plomb par l'oreille, des pensées pareilles à du plomb fondu.

"O Zarathoustra, chuchotait-il railleur en déta­chant les syllabes, roc de sagesse ! Tu t'es projeté bien haut, mais toute pierre lancée - doit retomber.

O Zarathoustra, roc de sagesse, pierre lancée d'une fronde, fracasseur d'étoiles ! C'est toi-même que ru as projeté bien haut, mais toute pierre lancée finit par retomber.

Réduit à toi-même et à te lapider toi-même, ô Zara­thoustra, tu as lancé bien loin ta pierre, - mais c'est sur toi qu'elle retombera."

Alors le nain se tut; et cela dura longtemps. Mais son silence me pesait, et dans un pareil tête-à-tête, en vérité, on est plus seul que quand on est seul.

Je montais, montais, rêvant, pensant - mais tout me pesait. J'étais comme un malade lassé de son dur martyre et qu'un rêve pire tire de son sommeil.

Mais j'ai en moi cette chose que j'appelle mon courage ; jusqu'à présent il a réussi à mettre à mal tous mes découragements. Ce courage m'enjoignit enfin de faire halte et de dire: "Gnome! A nous deux : toi ou moi !"

En effet il n'y a meilleur meurtrier que le courage - le courage qui attaque, car qui dit attaque dit fanfare.

Or l'homme est la bête la plus courageuse. C'est pour cette raison qu'il a vaincu toutes les bêtes. Au son de la fanfare il a surmonté par surcroît toute dou­leur; et la douleur humaine est la pire des douleurs.

Le courage détruit aussi le vertige qui hante le bord des abîmes; et y aurait-il un lieu où l'homme ne se trouvât pas au bord des abîmes? Ne suffit-il pas de regarder pour apercevoir des abîmes?

Le courage est le plus habile des tueurs ; le courage tue jusqu'à la pitié. Or la pitié, c'est le plus profond abîme ; quand l'homme plonge son regard dans la vie, c'est dans la pitié qu'il le plonge.

Mais le courage est le plus habile des tueurs - le courage qui attaque. Il tuera même la mort, en disant:

"Etait-ce cela, la vie ? Soit! Recommençons."

Mais une telle maxime, c'est une fanfare. Que celui qui a des oreilles entende.

2.  "Arrête, gnome, dis-je. A nous deux: moi ou toi! Mais je suis le plus fort des deux. Tu ne connais pas ma pensée d'abîme - celle-là, tu ne la supporterais pas!"

Il arriva alors que je me sentis allégé, car le nain, curieux comme il l'était, sauta bas de mes épaules. Et il s'accroupit sur une pierre en face de moi. Mais à l'endroit où nous étions arrêtés se trouvait justement une poterne.

"Regarde cette poterne, gnome, lui dis-je encore. Elle a deux issues. Deux chemins se rejoignent ici ; nul ne les a suivis jusqu'au bout.

Cette longue route qui s'allonge derrière nous dure une éternité. Et cette longue route qui s'étire devant nous, c'est une autre éternité.

Ces chemins se contrecarrent ; ils se heurtent du front, et c'est ici, sous cette poterne, qu'ils se ren­contrent. Le nom de la poterne est inscrit au fronton: « Instant».

Mais si quelqu'un suivait l'une de ces routes, sans arrêt et jusqu'au bout, crois-tu, gnome, que ces routes s'opposeraient toujours?

"Tout ce qui est droit est menteur, murmura le nain d'un ton méprisant. Toute vérité est courbe, le temps lui-même est un cercle."

«Esprit de Pesanteur, dis-je avec colère, ne prends pas tout ainsi à la légère, ou je te laisse accroupi où tu es, pied-bot - et je t'ai pourtant porté haut!

Regarde, lui dis-je, cet instant. A partir de cette poterne de l'instant une longue route, une route éter­nelle s'étend en arrière de nous; il y a une éternité der­rière nous.

Tout ce qui de toutes choses est apte à courir n'a-t-il pas dû, nécessairement, parcourir une fois cette route? Tout ce qui peut arriver, entre toutes les choses, ne doit-il pas déjà être arrivé, s'être accompli, être passé?

Et si tout ce qui est a déjà été, que penses-tu de cet instant, nain? Cette poterne ne doit-elle pas aussi avoir déjà été?

Et toutes choses ne sont-elles pas si solidement enchevêtrées que cet instant présent entraîne à sa suite toutes les choses futures? Et lui-même aussi par conséquent ?

Car ce qui de toutes choses est apte à courir devra parcourir une fois encore cette longue route qui s'éloigne devant nous!

Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune, et ce clair de lune et toi et moi sous cette poterne, parlant à voix basse de choses éternelles - ne faut-il pas, de toute nécessité, que les uns et les autres nous ayons déjà existé ?

Ne nous faudra-t-il pas revenir et parcourir cette autre route qui s'éloigne devant nous, cette route longue et redoutable - ne faut-il pas que tous nous revenions?"

Ainsi parlai-je, et de plus en plus bas, car j'avais peur de mes propres pensées et arrière-pensées. Alors soudain j'entendis tout prés de moi hurler un chien.

Avais-je jamais entendu un chien hurler de la sorte ? Ma pensée remonta rapidement le cours du temps. Oui, étant enfant, dans ma plus lointaine enfance :

- j'entendis un chien hurler ainsi. Et je le vis aussi, le poil hérissé, la tête levée, tremblant, à l'heure silen­cieuse de minuit où les chiens eux-mêmes croient aux fantômes :

- de sorte que je fus ému de pitié. La pleine lune montait justement dans un silence de mort au-dessus de la maison, puis elle s'arrêta pareille à un disque incandescent au-dessus du toit plat, comme si elle s'installait sur le bien d'autrui.

C'est ce qui effraya le chien : les chiens croient aux voleurs et aux fantômes. Et quand j'entendis de nou­veau ce hurlement, je fus comme jadis ému de pitié.

Où était passé le gnome ? Et la poterne? Et l'arai­gnée ? Et cette voix chuchotante ? Avais-je rêvé ? Etait-ce un réveil ? Je me retrouvai parmi les rochers sauvages, seul soudain, isolé sous le clair de lune le plus désolé qui fût.

Mais un homme gisait là. Et le chien bondissant, hérissé, gémissant, me vit venir alors, et de nouveau il hurla, il cria - ai-je jamais entendu chien crier à l'aide de la sorte ?

Et je vis, en vérité, ce dont rien auparavant ne m'avait jamais donné l'idée. Je vis un jeune pâtre qui se tordait, râlant et convulsé, le visage décomposé, car un lourd serpent noir pendait hors de sa bouche.

Ai-je jamais vu tant de dégoût et d'horreur blême peints sur un même visage? Sans doute s'était-il endormi. Et le serpent s'était insinué dans sa gorge et s'y était fixépar ses crocs.

Ma main se mit à tirer le serpent, elle tira - mais en vain. Elle n'arrivait pas à extirper du gosier ce serpent. Alors une voix cria par ma bouche : "Mords-le! Mords-le!"

"La tête! Tranche-lui la tête !" Criait la voix. Epou­vante, haine, dégoût, pitié, tout ce que je portais de meilleur et de pire en moi jaillissait de moi en un seul cri.

Braves qui m'entourez, chercheurs, aventuriers et vous tous qui jamais vous êtes embarqués sous des voiles astucieuses, sur des mers inexplorées ! Vous amateurs d'énigmes!

Dites-moi le mot de l'énigme que je vis alors, inter­prétez donc un peu la vision du très solitaire !

Car c'était à la fois vision et prévision. Qu'ai-je vu alors en image? Et quel est celui qui doit venir un jour ?

Qui est ce pâtre, quel est ce serpent qui s'est glissé dans sa gorge? Quel est l'homme dans le gosier duquel se glissera tout ce qu'il y a de plus lourd et de plus noir au monde?

- Cependant le pâtre mordît, comme mon cri le lui avait conseillé ; il mordit à belles dents. Il cracha loin de lui la tête du serpent - et se dressa d'un bond.

Ce n'était plus un pâtre,  ce n'était plus un homme

- transformé, transfiguré, il riait. Jamais homme n'a ri comme lui sur cette terre.

O mes frères, j'entendis un rire qui n'était pas un rire humain, et désormais une soif me dévore, un désir que rien n'assouvira.

Le désir que j'ai de ce rire me dévore; oh! Comment tolérer encore de vivre ! Et comment tolérer à présent de mourir !
Ainsi parlait Zarathoustra.

19. La sangsue

Et Zarathoustra s'éloigna pensif, s'enfonçant de plus en plus dans les forêts et longeant des espaces marécageux ; mais comme il arrive quand on réfléchit des choses difficiles, il buta par mégarde sur un homme Et voici que soudain un cri de douleur et  jurons et vingt injures lui giclèrent à la face   de sorte que dans son effroi il leva son bâton et frappa celui qu'il avait déjà heurté. Mais aussitôt il se et se mit à rire en son cœur de la folie qu'il de faire.

"Pardonne-moi, dit-il à celui qu'il venait de heurter et qui s'était relevé furieux pour s'asseoir aussitôt, pardonne-moi et écoute avant toute chose une parabole.

Comme un voyageur qui rêve à des choses lointaines heurte par mégarde, dans une rue solitaire, un chien endormi par terre au soleil, comme tous deux sursautent et s'invectivent, pareils à des ennemis mortels, tous deux en proie à une peur mortelle,  - ainsi en est-il advenu de nous.

Et pourtant, et pourtant - comme il s'en est fallu de peu qu'ils s'embrassent, ce chien et ce solitaire ! Ne sont-ils pas - tous deux - solitaires ?"

Qui que tu sois, dit l'offensé toujours furieux, ta parabole me blesse à l'égal de ton coup de pied.

Regarde un peu si je suis un chien." Et se remettant sur ses pieds, il tira un bras nu hors du marécage. Car il était auparavant couché de tout son long sur le sol, caché et méconnaissable, comme ceux qui guettent le gibier d'eau.

"Mais que fais-tu donc? s'écria Zarathoustra épou­vanté, car il voyait sur le bras nu le sang ruisseler en abondance. Que t'est-il arrivé? Malheureux, est-ce une bête cruelle qui t'a mordu? "

L'homme ensanglanté riait malgré sa colère. "Que t'importe ? dit-il en faisant mine de s'éloigner. Je suis chez moi ici, dans mon domaine. On a beau me poser des questions, il n'y a guère de chance que je réponde à un rustre."

"- Tu te trompes, fit Zarathoustra avec compas­sion en le retenant. Tu te trompes, tu n'es pas chez toi ici, mais dans mon domaine, et je n'entends pas qu'il y arrive malheur à qui que ce soit.

Appelle-moi comme tu voudras, je suis tel que je dois être. Le nom que je me donne, c'est Zarathoustra.

Courage ! ce chemin mène à la caverne de Zarathoustra. Ce n'est pas loin. Ne veux-tu pas venir chez moi panser tes plaies?

Tu n'as pas eu de chance dans cette vie, malheureux : d'abord une bête t'a mordu, puis un homme t'a foulé aux pieds."

Mais quand celui qu'il avait heurté entendit le nom de Zarathoustra, il devint tout autre. "Que m'arrive-t-il donc ? s'écria-t-il. Qu'y a-t-il au monde qui m'importe hormis ce seul homme, Zarathoustra, et ce seul animal qui vive de sang humain, la sangsue.

C'est à cause de cette sangsue que j'étais là couché dans le marécage comme un pêcheur, et déjà mon bras étendu portait dix morsures et voici qu'une sangsue plus belle, Zarathoustra en personne, vient goûter à mon sang.

O bonheur ! ô miracle ! Béni soit le jour qui m'a conduit dans ce marécage ! Bénie soit la meilleure ventouse, la plus vivante qui vive aujourd'hui ! Béni soit Zarathoustra, la grande sangsue de la conscience."

Ainsi parlait l'homme piétiné. Et Zarathoustra prenait plaisir à ses paroles et à ses façons délicates et res­pectueuses. "Qui es-tu ? demanda-t-il en lui tendant la main. Il reste bien des points à élucider et à éclaircir entre nous, mais déjà il me semble que le jour se lève, clair et pur."

"Je suis le Scrupuleux de l'Esprit, répondit son interlocuteur, et en ce qui concerne les choses de l'esprit il n'en est guère qui se montre plus sévère, plus rigou­reux ou plus dur que moi, si ce n'est celui qui fut en cela mon maître, j'ai nommé Zarathoustra.

Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup à moi­tié. Plutôt être un fou à ma guise qu'un sage au goût d'autrui. Moi, je vais au fond des choses.

Qu'importe que ce fond soit grand ou petit, qu'il s'appelle le marécage ou le ciel ? Un fond grand comme la main me suffit, pourvu qu'il soit un fond et une base véritables.

Un fond grand comme la main suffit pour qu'on s'y tienne. En matière de conscience scientifique, rien n'est petit ni grand.

- Tu es peut-être le spécialiste de la sangsue ? demanda Zarathoustra. Et tu étudies sans doute à fond la sangsue, esprit scrupuleux ?

- O Zarathoustra, répliqua le blessé, ce serait un sujet immense. Comment pourrais-je avoir de telles prétentions ?

Mais le domaine où je suis connaisseur et passé maître, c'est le cerveau de  la sangsue. C'est là mon univers

Et c'est vraiment un univers. Mais pardonne si je laisse parler ici mon orgueil, car dans ce domaine je pas d'égal. C'est pourquoi je peux dire que c'est mon domaine.

Depuis combien de temps ne me suis-je pas attaché à cet unique sujet, le cerveau de la sangsue, craignant que la vérité glissante ne m'échappe sur ce point précis. C'est là mon domaine.

C'est pour cela que j'ai tout jeté par-dessus bord, c'est pour cela que tout le reste m'est devenu indifférent ; et ­ma noire ignorance commence à la frontière mon savoir.

Ma conscience spirituelle exige que je sache une seule chose et rien d'autre. J'ai horreur de tous les esprits à demi faits, de tous les esprits nébuleux, flottants, exaltés.

Où cesse ma probité, je suis aveugle et je veux l'être. Mais où je veux savoir, je veux aussi être probe c'est-à-dire dur, sévère, rigoureux, cruel, impitoyable

Ce que tu as dit un jour toi-même, ô Zarathoustra que "l'esprit, c'est la vie tranchant dans sa propre chair", c'est cette parole qui m'a conduit vers ta doctrine, c'est elle qui m'a séduit. Et en vérité, c'est au prix de mon sang que j'augmente mon propre savoir!

-   "Comme le prouve l'évidence», dit Zarathoustra. Car le sang coulait toujours du bras nu du Scru­puleux. Dix sangsues s'y étaient fixées.

-   "0 singulier compagnon ! que de choses m'enseigne cette évidence. Je veux dire ta personne ! Et je ne devrais peut-être pas tout confier à tes oreilles austères.

Allons! Séparons-nous ici. Mais j'aimerais te revoir. Ce chemin là-haut monte à ma caverne. J'aurais" plaisir à t'y accueillir ce soir.

J'aimerais réparer envers ton corps le mal que je t'ai fait en te foulant aux pieds. C'est à quoi je songe. Mais à présent un cri de détresse m'appelle en toute  hâte loin de toi.»

Ainsi parlait Zarathoustra.

 

Commentaires de textes

Vous avez la liberté de faire un commentaire analytique (ligne à ligne en suivant le texte) ou synthétique (en prenant les thèmes essentiels du chapitre et en les commentant dans un ordre cohérent).

Choisissez la méthode qui vous convient le mieux.

Dans tous les cas reportez-vous à l'introduction.  Les renvois successifs dans le commentaire ont pour but d'éviter les répétitions. Le style de Nietzsche est lui-même répétitif. 

20. Prologue 1 - Présentation de Zarathoustra

(Zarathustra = orthographe allemande).      (Zarathoustra = orthographe française).

Le prologue s'ouvre sur la présentation de Zarathoustra, son cadre de vie, ses animaux symboliques, sa relation au soleil.

Le style est volontairement biblique. Nietzsche admirait la prose de Luther dans sa traduction de la Bible. Aucune parodie ici, Nietzsche utilise ce style "sacré" pour sacraliser la vie et la matière qui à son avis ont plus de valeur que le divin, "arrière-monde" inventé par la peur des hommes. Nietzsche opère sans cesse des inversions de contenus.

L'allusion au Christ est immédiate et inversée. A 30 ans le Christ revient dans son pays. A 30 ans Zarathoustra quitte le sien. Négation, continuation de l'œuvre du Christ ?

L'allusion à Platon est présente et elle aussi inversée. Zarathoustra vit dans une caverne. Il s'adresse au soleil. Mais la caverne est au sommet d'une montagne, et le soleil n'est pas le divin !

Texte.

Commentaire.

Lorsque Zarathoustra

D'emblée, avec ce nom à consonance exotique, orientale, Nietzsche nous dépayse. Zarathoustra est un prophète persan du VI° avant J.C. Platon le nomme en grec "Zoroastre". Lorsque Nietzsche découvre l'étymologie de Zarathoustra : "petite étoile d'or", il est ravi. En effet, une étoile est un être cosmique, un petit soleil, qui rayonne sa lumière, et qui sur son orbite suit un mouvement courbe, monte, est à son apogée, et redescend. Nietzsche construit tout son livre Ainsi parlait Zarathoustra, sur cette architecture solaire.
(L'étymologie réelle de Zarathoustra est : "vieille chamelle" ! Nietzsche s'est trompé mais il ne l'a pas su.)

La pensée nietzschéenne est étrangère à la pensée gréco-latine et à la tradition judéo-chrétienne, elle vient d'ailleurs. Le choix de Zarathoustra comme son porte-parole situe Nietzsche dans une pensée extra-européenne. Zarathoustra ne représente pas Nietzsche. Nietzsche dit que Zarathoustra est "mieux" que lui.

Le zoroastrisme (ou mazdéisme), admet l'existence de deux divinités opposées et en lutte. Le Dieu du bien et de la vérité "Mazdah" symbolisé par le feu et le soleil, et l'esprit du mal. Les quatre éléments naturels, l'eau, la terre, l'air, le feu sont purs et sacrés. (D'où le rituel funéraire particulier des Parsis : pour ne pas souiller les éléments, ils exposent les cadavres sur le toit d'une tour à ciel ouvert, la "dakhma", appelée "tour du silence", afin qu'ils soient dévorés par les vautours).

Nietzsche, matérialiste, ne retient que deux éléments de cette religion, qu'il interprète à sa façon :

- la sacralisation de l'énergie cosmique, le feu, le soleil.

- la sacralisation de la nature tout entière.

eut trente ans, il quitta sa patrie et le lac de sa patrie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

le lac…

A trente ans, le Christ revient dans son pays, au bord du lac de Tibériade, où il choisit ses disciples. (On ne sait rien de la vie du Christ entre 12 et 30 ans). Son message d'amour et d'égalité est diffusé durant trois ans. Il meurt crucifié à trente trois ans.

A trente, Zarathoustra part. Cette opposition n'implique pas une négation du Christ. Zarathoustra n'est pas l'Antéchrist, mais il se présente comme une sorte de relais, un continuateur, quelqu'un qui dépasse ce message évangélique.

Pourquoi ?

Selon Nietzsche, le Christ est mort trop jeune, il n'a pas pu aller jusqu'au bout dans sa mission. Il s'est fait des illusions sur les hommes. Il n'a pas su les aimer. Il a prêché la pitié et c'était une grande erreur. La pitié et le pardon maintiennent les hommes dans leur imperfection, les excusent. C'est parce qu'il a "trop" aimé les hommes que le Christ a été crucifié. Il faut donc aimer les hommes "autrement". Trouver une forme d'amour qui élève l'homme et l'aide à développer la perfectibilité qui est en lui, et ne tolérer aucune forme de complicité avec ses défauts, sa bassesse, sa petitesse. Tel est le projet nietzschéen. Seul le mépris a le pouvoir d'aiguiser sa grandeur.

Nietzsche avait de la sympathie pour le Christ, il s'est même identifié à lui à la fin de sa vie. Le dernier mot qu'il ait écrit avant de sombrer dans la folie, il l'a signé : "Dionysos le Crucifié". Il place le Christ presque au sommet de sa hiérarchie des hommes.

Le lac, avec son eau immobile et horizontale est le symbole d'un vision égalitariste et immobiliste. Nietzsche refuse une conception statique de la vie. Les hommes sont à l'image de ces eaux dormantes, des presque morts.

Et s'en fut dans la montagne.

Le mouvement qui est privilégié ici est le dynamisme ascensionnel, la verticalité ascendante. "Monter" "se dépasser" tels sont les maître- mots de la philosophie nietzschéenne.

Attention, cette "montée" n'a rien à voir avec la dialectique ascendante de Platon. Zarathoustra monte avec son corps tout entier. L'ascension de la montagne demande un travail de tous les muscles, de la volonté, et conduit le montagnard non seulement au-dessus des autres, mais dans un univers de solitude.

solitude…

Loin de la société qui ternit, éteint, alourdit l'esprit. La solitude au contraire le décape. Les astres sont tous solitaires et brillants de lumière.

il jouit de son esprit.

Attention, l'esprit, chez Nietzsche, n'est pas une substance immatérielle au sens des "spiritualistes".

L'esprit, pour Nietzsche, est au corps ce que la lumière est au soleil. L'esprit est une phosphorescence de la matière, une production subtile des corps. Quand le corps meurt, l'esprit s'anéantit, comme la flamme disparaît quand la bougie est consommée. L'esprit n'est rien d'autre qu'une énergie transmutée. Retrouver le fond véritable de son être est une joie. (différent de bonheur…).

dix ans…

Dans la tradition pythagoricienne, reprise par Platon et les différentes gnoses, que Nietzsche connaissait, "dix", nombre sacré, était l'expression de la divinité, de l'absolu. Mais ici, ce qui a valeur d'absolu, c'est la matière.

dans ma caverne…

Au sommet de la montagne, orientée face au soleil et inondée de lumière , elle est un habitat minéral, une sorte de "matrice cosmique" dans laquelle s'effectue une gestation, une métamorphose. Zarathoustra est transformé et prêt à naître une deuxième fois au monde réel, c'est-à-dire au monde matériel.

(A l'opposé de la caverne obscure de Platon, qui se trouve sous la terre, dans laquelle les hommes vivent en groupe, prisonniers, et tournent le dos au soleil.)

son cœur changea

Ce n'est pas son intelligence, son mental, sa raison, ni même son esprit (comme chez Platon) qui se transforment, mais son "cœur". L'affectivité est une fonction qui établit un contact direct avec les êtres, sans la médiation du langage. Elle est du côté de la vie. C'est sa manière de sentir, de vivre, qui s'est modifiée. Zarathoustra devient capable de retrouver une communication sensorielle et affective avec le monde, mais d'abord avec le soleil.

Nietzsche privilégie le langage du cœur sur celui de la raison (qu'il dévalorise totalement).

un matin…aurore.

Début, commencement, nouvelle naissance qui commence avec le lever du soleil. Zarathoustra entre en synchronicité avec le rythme du soleil. Il entre dans sa véritable nature stellaire. Il a 40 ans, il est au sommet de sa maturité.

parla au soleil…

Le soleil pour Nietzsche est la cause réelle de la vie. L'énergie solaire se transforme par degrés pour devenir "esprit" ou "conscience".

Zarathoustra a trouvé sa véritable essence cosmique et donc sa parenté avec le soleil. Il peut donc entrer en non en communication, mais en communion avec lui.

Les grands moments de la vie de Zarathoustra sont toujours en relation avec les mouvements du soleil.

- A l'aube : intention nouvelle.

- A midi : apogée du soleil, intuition nouvelle. Le "grand midi", ce sera la vision de "éternel retour". Le soleil éclaire au maximum, la conscience "voit" le plus loin possible.

- Au crépuscule : déclin, diminution de l'énergie, fatigue.

- A minuit  : conversion des contraires, le moment où la nuit devient un jour nouveau. Moment de la métamorphose.

"Parler" a ici un sens métaphorique. Un lien véritable s'établit entre Zarathoustra et le soleil. 

ton bonheur :
ceux que tu éclaires

La fonction du soleil est de diffuser son rayonnement. son énergie est centrifuge. Il est, avant tout, don total de soi.

S'il y a un récepteur, alors cette énergie peut être transformée.

Le bonheur est le fait d'être relié dans le don de soi.

Le soleil est le plus beau modèle de don et de joie.

Très important : dans la philosophie classique, l'amour est toujours fondé sur un manque. L'on trouve chez Nietzsche, une conception nouvelle de l'amour et du bonheur. Ils sont fondés sur une richesse, un trop plein d'énergie. Aimer, c'est donner ses sentiments, son énergie, ses découvertes aux autres. D'où le désir de Zarathoustra de trouver des disciples pour leur faire partager sa découverte. 

moi, mon aigle et mon serpent…

Ce sont les animaux de Zarathoustra. L'aigle tient le serpent enroulé autour de son cou.
Nietzsche se réfère à tout un bestiaire, qui de loin peut paraître fantaisiste. Il faut en connaître les clefs que Nietzsche donne au cours de ses textes. (Voir le tableau dans l'introduction). L'aigle est l'animal qui vole le plus haut dans le ciel. Il plane en larges cercles. Il voit loin.

Le serpent est l'animal qui vit le plus près de la terre. Nietzsche a vu au microscope des écailles de serpent. Il a été séduit par leur beauté invisible et gratuite. Le serpent est à ré-interpréter, il n'est plus l'ennemi de la Bible.

Nietzsche se réfère à un symbolisme antérieur à la tradition judéo-chrétienne qui a dévalorisé le serpent et en a fait le symbole de la tentation et du mal absolu. Dans de nombreuses régions du monde, en Orient, et au Mexique, par exemple, le serpent est le symbole de l'énergie vitale.

Le serpent et l'aigle sont les représentants de l'union du ciel et de la terre.

les sages heureux de leur folie…

le message de Zarathoustra doit opérer une métamorphose chez les hommes qui "l'entendront". Les sages, ceux qui faisaient confiance à leur raison, découvriront d'autres valeurs opposées qui les rendront heureux. Le terme de "folie" souvent employé par Nietzsche n'a rien à voir avec la maladie mentale, il pourrait se traduire plutôt par "dionysisme". Dionysos est le dieu des forces exubérantes de la vie.

le déclin de Zarathoustra

Zarathoustra vient d'atteindre un point d'apogée, un "grand midi" : sa relation au soleil, on pourrait dire son "illumination" en se gardant bien de donner à cette expression un sens mystique. A partir de là, il ne peut, tel le soleil, qu'amorcer une redescente. Sans doute son contact avec les hommes risque-t-il de le tirer vers le bas. C'est en effet ce qui lui arrive dés sa première rencontre avec le "saint ermite".

 

21. Prologue 2 - La rencontre avec le saint ermite

Le premier homme que rencontre Zarathoustra dans sa descente vers les hommes est un vieil homme religieux. C'est l'occasion pour Nietzsche d'exprimer sa critique de la religion et d'établir une comparaison entre son prophète et le saint.

La descente de Zarathoustra est un parcours dans la hiérarchie nietzschéenne des valeurs. Cette "espèce" d'humanité est au-dessous de Zarathoustra certes, cependant elle est située au-dessus de tous les autre hommes. Nietzsche reconnaît que la religion a pu produire des spécimens riches et rares d'humanité. Mais nous allons analyser les reproches de Nietzsche contre la religion.

(+) = valeur positive.           (-) = valeur négative.

Zarathoustra :

le vieil ermite :

Il a 40 ans, mais il s'est fait "enfant" (+).

C'est un vieillard, il est plus près de la mort (-).

Il vivait au sommet de la montagne dans un monde minéral, plus près du soleil (+).

Il vit dans les bois, près de la nature (+), mais à l'ombre. Les arbres font écran entre lui et le soleil.

Son habitat était une caverne, faisant face au soleil(+).

Il vit dans une chaumière. Habitat végétal (+), mais construit artificiellement et qui se putréfie(-).

Il se nourrit de miel, synthèse des fleurs et du soleil (+).

Il se nourrit de racines. Plantes qui poussent loin du soleil (-).

C'est un voyageur, quelqu'un qui est en mouvement(+).

C'est un sédentaire (-). Il aime l'immobilité, il aime l'éternité (-).

Il s'est "métamorphosé" (+).
- cendres en feu
- homme en enfant
- marche en danse
- dormeur en éveillé.

Il est resté identique à lui-même (-), mais il est "lucide" (+) : il est capable de percevoir les transformations de Zarathoustra.

Il rit (+). Le rire est l'expression d'une énergie vitale saine. Il traduit la joie de l'acceptation de la vie.

Il rit aussi (+). Signe de communication entre eux qui dépasse le langage conventionnel. Mais n'y a-t-il pas malentendu ?

Le dialogue et la découverte du malentendu sur "l'amour de l'homme".

Humanisme nietzschéen :
l'amour de l'homme selon Nietzsche.

Humanisme chrétien :
l'amour de l'homme selon le christianisme.

"J'aime les hommes" tels qu'ils devraient ou pourraient être !

Zarathoustra voit en l'homme ce qu'il y a de perfectibilité, sa créativité, une sorte d'astre semblable au soleil.

"J'aime les hommes" tels qu'ils sont.

Le chrétien voit ce qu'il y a d'imparfait en tout homme : il est d'abord un pécheur. Il porte le mal en lui.

Il prêche le mépris contre tout ce qui est bas en l'homme. Il refuse toute complicité avec la médiocrité, pour faire éclore le meilleur de lui-même.

"Que ton meilleur ami soit ton pire ennemi", signifie que l'amitié est d'abord fondée sur un travail commun pour progresser, et non sur une acceptation complice des défauts réciproques.

Il prêche la pitié : supporter ce qu'il y a de médiocre et de dégradé en l'autre.

Donner à l'homme les outils pour développer sa perfection, le trésor qu'il porte en lui sans le savoir.

Aider l'homme à porter son imperfection : le poids de ses péchés, de sa médiocrité, de sa paresse à évoluer.

Plaisir désintéressé de la générosité pure. Acte gratuit.

"Je ne suis pas assez pauvre pour cela".

L'amour solaire rayonne, il ne demande aucune restitution. Il n'est pas de nature mercantile.

Plaisir égoïste de la complicité : "Pourvu que toi aussi, cela te réconforte".

La pitié avilit son auteur. Elle est sécheresse et pauvreté.

Zarathoustra est un poète du devenir.

Il chante. C'est un poète. Mais c'est un poète de l'immobilité.

Le malentendu éclate :

Zarathoustra découvre que le saint n'aime pas vraiment les hommes, parce qu'il aime Dieu. Il a placé la perfection en Dieu, dans un absolu inaccessible, au regard duquel l'homme est un néant de misère.

Pour Nietzsche cet absolu est une illusion. Pourquoi ne pas l'expliquer au vieil homme ?

1. Il est trop vieux, immobile, sclérosé, incapable de muter.

2. Il a trouvé son bonheur et son équilibre dans cette adoration d'un Dieu fantôme.

Zarathoustra a pitié de lui. Il ne veut pas lui "prendre" sa croyance.

Or justement la pitié est un déclin, un sentiment dégénérescent.

Le prologue 5 s'achève sur l'annonce de la "mort de Dieu".

(Voir dans l'Introduction à la philosophie de Nietzsche le § sur la mort de Dieu pour commenter ce passage).

22. Prologue 5 - Le dernier homme

Dans ce texte, Nietzsche décrit sa vision prophétique de ce que deviendra l'homme futur, celui du XX°, l'homme moderne qu'il appelle "le dernier homme".

Celui-ci est exactement à l'opposé du surhomme. Il est une figure de la décadence absolue. Non seulement il stagne mais il régresse, il devient le plus méprisable des hommes. Ce qui le caractérise, c'est sa paresse existentielle. Il a perdu toutes les valeurs, il a une conception rétrécie du monde. Son "clignement de l'œil" exprime à la fois la petitesse de son regard, sa vulgarité et sa complicité avec sa propre médiocrité. En même temps, il est sollicitation de la complicité d'autrui.

Le mépris s'adresse à la "fierté", à ce qu'il peut rester de dignité en l'homme. Il est un aiguillon destiné à l'aider dans son progrès, à l'inverse de la pitié qui est acceptation d'imperfection. 

Les voilà qui rient…

Il existe deux sortes de rires selon Nietzsche :

- le rire innocent, l'éclat de rire dionysiaque, qui est fusion joyeuse avec le corps et le monde

- le rire mécanique, glacé, laid, qui relève plus du ricanement. Il révèle une absence de communication et une agressivité moqueuse. C'est celui de la foule. Ici il est signe de malentendu.

ils ne me comprennent pas …

Echec du message à la foule. La philosophie de Nietzsche est incomprise.

il faut que je leur crève le tympan.

il s'agit de détruire un certain type de compréhension, celui qui passe par l'entendement, le mental…

entendre avec les yeux.

= comprendre d'une manière intuitive, vivante, avec le corps.

les bafouilleurs

une autre traduction dit "les bègues", ce sont les moralistes et les prêtres qui répètent toujours la même chose et étourdissent les hommes. Ils parlent contre le corps.

La civilisation

les hommes en sont fiers, et pourtant elle n'est qu'une apparence et une  domestication.

ce qui les distingue des chevriers…

A un niveau superficiel, on pourrait dire que c'est d'abord l'apparence qui les distingue, le vêtement, et non l'essence. Cependant, le chevrier vit seul, il court dans la nature avec son troupeau. Il participe de la sauvagerie de ses chèvres. La civilisation est donc beaucoup plus qu'un vêtement, elle est aussi et surtout ce qui ligote l'être humain en lui ôtant sa liberté. La différence avec le chevrier est bien minime et elle n'est pas un avantage !

porter en soi le chaos pour enfanter une 

le chaos est l'expression brute de la nature (voir introduction : le matérialisme). Il est ce qui rend possible la création. Or, la civilisation a le pouvoir de tuer la vie en l'homme en domestiquant toutes ses énergies.

étoile dansante

(voir prologue 1.) être cosmique, rayonnant son énergie.

l'homme le plus méprisable

celui qui a perdu toutes les valeurs. La seule qu'il lui reste n'en est pas une : c'est le bonheur conçu comme la satisfaction répétitive de tous les besoins élémentaires, l'élimination de tous les dangers et de tous les efforts. (Voir "Le mendiant volontaire", qui trouve le bonheur auprès des vaches.

amour, création,

étoile.

résumé de toutes les valeurs nietzschéennes.
Amour de la vie exprimée par la "volonté de puissance".
Création de valeurs nouvelles, de soi-même comme une œuvre d'art.
 (voir plus haut).

Qu'est-ce ?

perte totale du sens des valeurs. Oubli. Il n'en reste rien. Vide.

en clignant de l'œil…

(voir plus haut)
s'oppose au regard abyssal, immense, cosmique du surhomme.

sautillement

mouvement mécanique stéréotypé, de petite envergure. Le contraire de la danse.

puceron

insecte sans esprit, qui prolifère et pique.

on aimera son prochain, on se frottera contre lui…

la relation à autrui n'est plus une relation d'amour, ni de communication, elle n'est plus qu'épidermique, organique, égoïste, centripète. On n'a plus rien à donner. Elle ressemble à la relation grégaire animale. Les animaux se tiennent chaud !

maladie.
trébuche…

refus de tout risque. Besoin de sécurité complète.
(aujourd'hui, assurance contre tous les risques…)
tout est aplani.

un peu de poison…

tout ce qui obscurcit l'esprit, supprime la douleur et tue la lucidité. Valorisation de l'endormissement généralisé.

beaucoup de poison pour une mort agréable…

La peur de la mort est justement le caractère des esprits faibles. Elle est responsable de tous les masques que l'homme a inventés pour se la cacher, en particulier la métaphysique. La drogue est le dernier artifice inventé par la volonté du néant. Elle endort pour mourir en paix. L'euthanasie est manque de courage selon Nietzsche. Le courage de vivre implique le courage de mourir.

on travaillera.
distraction…
pas fatigant.

le travail est un processus de domestication. Il attelle l'homme à une obligation, il l'éloigne de la créativité.
ici toujours idée de plaisir, et de paresse.

ni riche, ni pauvre
ni gouverner, ni obéir…

nivellement de toutes les différences. Tous égaux. symbole du lac aux eaux dormantes.
repos total.
entropie.

sentiment différent, asile des fous

le conformisme est l'idéal. Mimétisme. Refus de toute originalité. Aucune créativité, aucune nouveauté. Les hommes désirent être tous pareils.
Exclusion de tous ceux qui ne correspondent pas à la norme.

jadis…fou.

jadis, les hommes prenaient des risques, mouraient pour défendre leurs valeurs. Le dernier homme est coupé de ces attitudes au point de ne même plus les comprendre…

son petit plaisir pour le jour, …pour la nuit…

maître mot du dernier homme, le plaisir, le bonheur. Idéal de paresse, de repos, d'immobilité = civilisation de "mort".

cris et  hilarité de la foule…
fais de nous …

incompréhension. Ils n'ont même plus de fierté. Ils n'ont pas compris combien ce dernier homme était méprisable, ils éprouvent de l'admiration pour lui. Le malentendu est absolu.

ils ne me comprennent pas

thème récurrent. La philosophie de Nietzsche est élitiste. Où se trouvent les disciples capables de l'entendre ?

ils me regardent en ricanant…ils me haïssent…

comme le Christ, Zarathoustra n'est pas compris. Nietzsche n'a pas conclu le Zarathoustra, mais d'après ses brouillons, il envisageait de faire mourir Zarathoustra lapidé par la foule.
 

Le pessimisme de Nietzsche sur l'humanité s'affirme encore plus nettement dans le paragraphe suivant, la chute du danseur de corde. Nietzsche suggère qu'un danger encore plus grand que celui de ne pas être compris le menace, celui d'être mal compris, donc trahi.

23. Prologue 6 - La chute du danseur de corde

C'est une vision prémonitoire, et en même temps un avertissement.

Nietzsche est trop intelligent pour ignorer les risques d'incompréhension et de trahison de sa pensée.

Que deviendrait-elle dans la tête d'un "bouffon" ?

Un "bouffon" peut-il assassiner la philosophie de Nietzsche ?

Le danseur de corde…

Le danseur est au sens propre ce qu'est Zarathoustra au sens figuré.

Il fait de sa vie une œuvre d'art, il affronte le danger.

Il peut tomber, aller à l'échec. 

muettes les bouches… et fixes les regards..

Ces expressions signent un événement qui terrifie, pétrifie de stupeur.

Il arrive un désastre. Au sens propre : la chute d'un astre.

Le danseur de corde..

Le danseur préfigure le surhomme qui avance en tâtonnant au-dessus du vide. Seul un homme libéré se ses craintes peut tenter l'aventure.

La danse est la conversion du pesant en légèreté, une inversion positive du rapport normal au corps. Ici, le corps est dominé, maîtrisé, sculpté par l'effort et la volonté. Dans la danse, le mouvement du corps devient lui-même œuvre d'art.

corde tendue..

La corde tendue est l'image même du mouvement de la vie, constante tension pour se dépasser elle-même. La théorie évolutionniste nous montre chaque espèce comme une transition vers la suivante. "L'homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme", écrit Nietzsche. (Le Surhomme n'est pas un mutant au sens biologique du terme). Le danger est partout.

- Dans l'immobilisation en route, risque de mort par sclérose.

- Dans la tentative de reculer, risque de mort par régression.

- Dans la progression, risque constant de chute.

La mort est toujours présente. Mais il vaut mieux "exploser" dans la beauté plutôt que de mourir médiocrement.

au-dessus..

Il y a un vide entre Zarathoustra et la foule, une coupure entre les deux sphères d'existence.

deux extrémités.

Le point de départ, le point d'arrivée.

à mi-chemin..

Si le danseur est la métaphore de Zarathoustra, celui-ci est à mi-chemin entre l'homme et le surhomme. Zarathoustra n'est pas le surhomme, il est seulement son prophète. Il est sur le chemin de la transformation.

par une petite porte…

Un homme sort de la société, il veut lui aussi se mettre au-dessus de la foule. Il veut dominer, non être supérieur?

un gars bariolé..

La bariolure est le contraire de la beauté de l'arc-en-ciel. Le vêtement "bariolé" est fait de bouts de tissus peints de couleurs différentes est juxtaposés dans le chaos. Aucune harmonie. Ils sont les symboles des oripeaux de la culture. Le "gars bariolé" est un homme laid, qui ne s'est pas affranchi de la culture et qui en porte toutes les tares.

un bouffon

Le bouffon n'a aucune créativité. Il ne fait que singer et imiter en dégradant le modèle qu'il copie. Sa fonction est d'enlaidir tout ce qu'il touche. Il tire vers le bas.  Il est le contraire de l'artiste qui embellit le réel.

pas rapide..

Le contraire du danseur. Son pas lourd et rythmé est celui du militaire, du guerrier, du prédateur.

suivit…

Il n'est pas solitaire, il imite.

insultes…
horrible voix…

Le contraire du chant ou du poème. Il exprime colère et ressentiment. C'est un être de haine et de violence. cf. la tarentule et son venin.

tu barres la route…

Il n'a rien compris au message de Zarathoustra. Il dénature le message de Zarathoustra. Le surhomme n'est pas celui qui cherche à dominer ni à être le plus fort. Il indique le chemin vers une forme d'humanité noble dans ses sentiments, courageuse, lucide, tendre, innocente et artiste…

En le percevant comme un obstacle à sa propre réalisation, il montre son incompréhension.

cri diabolique..

Loin d'être au-delà du bien et du mal, dans l'innocence, il est un être pervers et mauvais. Il a opéré une "inversion maligne" du message. Il a diabolisé le sens des paroles de Zarathoustra.

saute par-dessus

Rivalité, combat à mort, chute, trahison, volonté d'écrasement.
Une imitation bouffonne de la philosophie de Nietzsche peut l'anéantir.

il chut dans l'abîme…

La chute est le contraire du mouvement ascensionnel. Il symbolise l'échec, la mort

la foule s'enfuit
Z. ne bouge pas...

Z. n'a pas peur de la mort. Il l'accepte comme faisant partie de la vie.

le diable m'a fait un croc-en-jambe…

Nietzsche assiste à la montée du nationalisme allemand. Il "sait" sans doute que sa philosophie sera trahie un jour. Ce qui est arrivé avec le nazisme.

il n'y a ni diable ni enfer…

Deuxième "annonce" de la mort de Dieu. Il n'y a pas "d'arrière-monde". L'âme n'existe pas en dehors du corps. Mais c'est la première fois que Zarathoustra l'annonce à quelqu'un. Il n'a pas osé le dire à l'ermite.

Le danseur reçoit le message comme un don. Il est soulagé. Il meurt en paix. Il est le premier disciple de Zarathoustra, mais il meurt immédiatement.

A ce stade de l'itinéraire de Zarathoustra, trois certitudes s'imposent :

1. La foule est incapable de comprendre. Le message nietzschéen n'est pas universel. Il est élitiste. D'où la récupération de la philosophie de Nietzsche par les idéologies de droite.

2. Cette philosophie est dangereuse parce qu'elle est ambiguë.

Elle s'adresse à un élite très particulière qui n'est pas sociale, ni politique, mais elle peut être interprétée par des "bouffons", des êtres avides de pouvoir, comme justifiant et satisfaisant leurs désir de domination.

3. Certains êtres isolés et rares peuvent être prêts à comprendre et à recevoir cette pensée comme un don et être libérés par elle. Mais comment et où les rencontrer ?

Zarathoustra doit se mettre en quête de disciples vivants. Et s'il n'en trouvait pas, il faudrait écrire ses paroles. Par écrit, ses paroles atteindraient enfin des disciples inconnus, par delà l'espace et le temps.

24. Prologue 8 - La nuit de Zarathoustra

Zarathoustra descend dans une société de plus en plus médiocre.

Quels sont les symboles de ce déclin ?

1. Il fait nuit.

2. Zarathoustra porte un cadavre. Il est donc pesant et lourd comme le chameau. Il n'est plus un danseur. Il est alourdi par quelque chose de lourd et d'immobile.

3. Il rencontre a) un bouffon, b) des fossoyeurs, c) un vieil homme coupé du monde, c'est-à-dire des hommes qui sont à l'opposé su surhomme, qui vont à contre sens de la voie qui mène au surhomme.

4. Zarathoustra a "faim", il est en état de manque, de vide, il retombe dans un désir humain centripète, son désir devient besoin de recevoir, et non plus besoin de donner.

5. Zarathoustra demande l'aumône et tient un discours "d'épicier", fondé sur des valeurs d'échange, de commerce : du type "si tu me donnes x, tu recevras y".

6. Zarathoustra marche du côté des marécages (revoir la symbolique des eaux dormantes fétides, lieu des forces réactives, du ressentiment).

7. Zarathoustra se couche et s'endort, alors que le soleil se lève. Le parallélisme avec le rythme solaire est cassé, inversé. Zarathoustra n'est plus relié au mouvement de l'énergie cosmique.

Analyse des différentes étapes du déclin de Zarathoustra.

- Le bouffon : cf. prologue 6 : celui qui s'est approprié en la trahissant, donc en la tuant la philosophie de Nietzsche. Son chuchotement est une sorte de nuit de la parole, le contraire de la parole solaire, prophétique de Zarathoustra. Son discours est message de haine et d'exil, notions étrangères à Zarathoustra. Il ne peut percevoir ces faits à cause de son innocence. Ce que traduit le bouffon est à un deuxième niveau le point de vue, le jugement des hommes médiocres sur la philosophie de Nietzsche : homme détesté parce qu'il attaque les êtres là où ils sont faibles.

- Les fossoyeurs : ils travaillent la nuit, "creusent", mouvement vers le bas. Leur métier est en relation constante avec la mort. Enfin, ils croient au "diable" et désirent la damnation de Zarathoustra et du danseur de corde. Ce sont des êtres de la catégorie des tarentules. Leur rire est ricanement, moquerie qui abaisse. Le silence de Zarathoustra est absence de communication.

  - Le vieil homme : L'ermite du prologue 2 était un saint homme, un symbole chrétien, mais ce vieil homme. Si le christianisme peut produire des êtres de grande qualité plus près du surhomme que de l'homme, comme cet ermite rieur et poète qui vivait en altitude et en symbiose avec la nature, au contraire, ce vieil homme rencontré ici par Zarathoustra, est un être dénaturé, tué par la religion. Cet homme est à demi mort. Il vit dans un monde clos, dans une maison, porte fermée, il mange du pain et bois du vin, symboles chrétiens. Il se nourrit des de sa religion. Sa lumière est celle d'une lanterne. Lumière artificielle, faible, sa foi ? sa vérité ? Cette lumière n'est ni reliée aux énergies cosmiques, ni même à l'intérieur de lui. Elle pourrait représenter pour Nietzsche la croyance en Dieu, et l'aspect fragile insignifiant de cette croyance en face de l'immensité du cosmos. Cette lanterne éclaire si peu que le regard du vieil homme est devenu opaque et myope. Il ne fait pas la différence entre la vie et le mort. Il fait la charité mais sans amour de l'homme, comme un devoir : "qui frappe …doit", comme lui, doit donner. N'est-il s encore écrasé par le dragon aux mille écailles "Tu dois ?"

Zarathoustra n'a plus rien à donner. Il est devenu lui-même "chameau" qui porte son fardeau mort, dans la nuit. Cette nuit représente son désert.

Pourtant son déclin n'est pas total, il n'est pas devenu un homme médiocre, domestiqué, civilisé. Les signes de sa nature étrangère se manifestent :

- Sa faim est intempestive, sauvage, elle ne survient pas à heure fixe.

- Il se dirige à la clarté des étoiles.

- Il n'enterre pas le cadavre, mais il le place debout dans un arbre creux. Refus de l'horizontalité, de la décomposition stérile. Même mort, on reste vertical, dans l'axe de l'évolution. Ce cadavre sera bientôt repris dans le mouvement de la transformation du cycle végétal. Cette fusion dans la nature a un accent dionysiaque.

- Son âme est "sereine", tranquille. Elle n'est pas contaminée, ni altérée par les événements que Zarathoustra vient de vivre.

Conclusion :

Le prologue 8 décrit à l'aide de symboles une sorte de descente aux enfers. De même que les grands héros mystiques, Zarathoustra a traversé un royaume de la mort. Les trois personnages rencontrés étaient tous mortifères. Le bouffon, meurtrier du danseur de corde, les fossoyeurs, éboueurs de la mort, le vieil homme, mort vivant. Enfin cette traversée se fait sous le poids d'un cadavre.
Zarathoustra a pour un temps perdu son rythme solaire, mais il ne s'agit peut-être que d'une simple éclipse ?

25. Les trois métamorphoses

Le chemin pour accéder au surhomme est discontinu, il passe par trois étapes. C'est un itinéraire individuel et obligatoire.

1. Stade du chameau  = Tu dois :
                    domestication de l'esprit par la culture, acquisition de la force
 
2. Le stade du lion  = Je veux : le stade de la libération par la volonté.

3. Le stade de l'enfance = Je suis : rencontre de la quintessence de la vie.

Le chameau

L'être humain doit commencer par un apprentissage ingrat et pénible de tous les acquis de la civilisation. Comme le chameau, animal domestique et patient, non seulement il accepte, mais il revendique ses fardeaux. Il veut porter tout ce qui est lourd. Il porte des valeurs anciennes et périmées mais il ne le sait pas.

Ce qui alourdit le plus, c’est la culture. Elle ploie l’homme sous son double joug : la connaissance et la morale.

- La connaissance, voir commentaire dans l'introduction.

- La morale, voir commentaire dans l'introduction.

Le stade du chameau apporte à l'homme le sens de l’humilité, la conscience de son imperfection. un combat intérieur, le refus de la puissance, la destruction de tout ce qui est naturel au fond de soi. Une discipline ascétique  : cruauté retournée contre soi. Une forme de masochisme (volupté de la cruauté). La connaissance d'une vérité/illusion.

Finalement le chameau n'existe que par le poids qu'on lui impose. Il a besoin de la lourdeur pour exister. C'est un héroïsme stérile qui transforme la vie en un désert. Toute créativité en a disparu. Les hommes de la civilisation sont éteints. Toutes les fausses valeurs du stade du chameau ont tué la spontanéité de la vie. L’être humain s’est enfermé dans sa propre prison.

Néanmoins, cette étape est indispensable dans la mesure où la discipline acceptée rend fort.

Le chameau est "courageux", il a de la "vigueur". C'est grâce à cette force que la soumission peut se transformer en volonté. Nietzsche insiste sur la nécessité d'obéir longuement à n'importe quoi. Le stade du chameau rend possible l'arrivée du lion. Sans le chameau, le lion serait sans force.

La seconde étape est l'exercice du vouloir, l'expérience de la révolte nihiliste.

Le lion

Il dit "non" aux valeurs du chameau d'abord. Puis il s'oppose à la morale, symbolisée par le dragon aux multiples écailles. La morale est un ensemble de devoirs et d'interdits très nombreux, qui ont été sacralisés par la civilisation. Les écailles paraissent dorées. Le stade du lion est le moment du refus de tous les "tu dois" : ni Dieu, ni maître.  (Voir la critique de la morale, dans l'introduction à la philosophie de Nietzsche.) Par ses "non", le lion apprend à aiguiser sa propre volonté, il fait le vide. Il n'est qu'une figure transitoire. Il permet l'affirmation finale du oui à la vie.

L'enfant

Attention, il ne s'agit pas de régresser ni redevenir infantile ou de copier le mode de vie enfantin, mais de retrouver en soi, au terme d'un travail de "décantation", une force de vie originelle. Il ne s'agit donc pas de "rester" enfant ou de le "redevenir" comme le dit le Christ, mais de reconquérir l'enfance.

[Les philosophes classiques n'ont pas valorisé l'enfance. Pour Descartes, l'enfance est le moment de la plus grande irrationalité, ce qu'il en reste en nous doit être détruit. Freud déplore l'enfant présent en chaque adulte, cause de son immaturité donc de ses illusions.]

La vision nietzschéenne de l'enfance est très idéalisée : L'enfant qu'il s'agit de trouver au terme de la métamorphose n'est pas un enfant réel. C'est le surhomme qui a des qualités de l'enfance. L'enfant est le plus près de la vie. Il est surabondance, joie, désir de nouveauté, affectivité, tendresse, fragilité….

Les caractères que Nietzsche sélectionne (arbitrairement), sont les suivants :

Ils sont empruntés à la conception héraclitéenne de l'enfant : "Le temps est un enfant qui joue aux dés." = le temps qui brasse les événements n'a aucune intention, ni bienveillante, ni malveillante. Il déroule le devenir sans savoir ni prévoir, comme un jeu de hasard.

- Amour : l'enfant offre gratuitement sa confiance et son affectivité.

- Innocence  

1. = ignorance des valeurs du bien et du mal, absence de ressentiment.

2. = le fait de ne pas nuire.

Elle est accueil du monde tel qu'il est, "affirmation sainte" et joyeuse de ce qui est.

- Oubli : aucune trace, aucun ressentiment, aucun poids, il permet une légèreté de l'être, il s'oppose à la mémoire de la conception linéaire et biblique du temps. 

- Commencement nouveau : est rendu possible par l'oubli, condition du retour authentique. Le temps est courbe. (Cf. l'anneau de l'éternel retour).

- Jeu : le jeu est une activité gratuite et inventive, dont l'enfant fixe lui-même les règles.

- Roue : symbole de l'éternel retour. L'enfant "veut" pour toujours l'instant présent.

L'enfant est l'image du surhomme : voir le § sur le surhomme dans l'introduction.

26. De la  vision et de l'énigme

Zarathoustra est un voyageur. Le navire navigue, solitaire d'une rive à l'autre : autre symbole du chemin ou "corde tendue" entre l'homme et le surhomme.

L'atmosphère est sinistre. Zarathoustra est "silencieux", "froid" et "sourd" dans sa tristesse. La proximité de la révélation de l'éternel retour pétrifie, paralyse la parole et la vie.

C'est un "crépuscule" livide. (Commentez en décrivant l'architecture "solaire" de Zarathoustra,  voir prologue 1).

"Deviner" plutôt que "déduire", telle est la bonne lecture du Zarathoustra, (complétez avec ce qui est dit sur la lecture du Zarathoustra, dans l'introduction).  

1. Tu vas mourir.

Le "nain" posté sur les épaules de Zarathoustra, est une pensée qui l'alourdit. Le crépuscule est toujours un moment de fatigue, de déclin. Ici, c'est la pensée de la mort qui pèse sur Zarathoustra. "Toute pierre lancée finit par retomber". Toute vie lancée dans le temps finit par s'éteindre. Le surhomme est celui qui a le courage de "vouloir" sa propre mort, en même temps qu'il "veut" sa vie, mais Zarathoustra n'est pas encore le surhomme. Comme le soleil, il a ses "déclins".
Lutter contre le gnome, c'est lutter contre sa peur de la mort.

2. La poterne est toujours là.

Mais ce qui est pire que la mort, c'est la vision du temps et ce qu'elle contient :

"Cette longue route qui s'allonge derrière nous dure une éternité. Et cette longue route qui s'étire devant nous, c'est une autre éternité."

Le temps est infini, le passé n'a pas de limite, le futur non plus. Cette vision de l'infinité du temps est la plus abyssale (immense comme un abîme sans fond) qui puisse exister.

Tout revient au même, la route n'en finit pas, ni par-devant ni par derrière ! Mais l'endroit où elles se rencontrent symbolisé par la "poterne", est un sommet absolu, radicalement unique dans le cercle immense du temps, il est l'instant présent. L'instant présent est à sa manière éternel. Son éternité n'est pas fixe, comme celle des êtres métaphysiques, mais indéfiniment fuyante. La "poterne" est toujours  la même, mais elle se déplace pour toujours. Nous sommes toujours en face d'elle : éternelle présence du même instant dans le temps, le présent. Cependant la "poterne" semble hors du temps  - puisque le présent est, contrairement au passé et au futur, le seul moment du temps qui soit absolument réel, le seul dans lequel nous puissions déployer une action -   et simultanément éternel devenir de cette présence. La poterne fait une saillie, elle se dresse seule verticalement sur un chemin éternellement plat, elle est le point de rencontre unique, choc, entre le passé et le futur. 

(Nietzsche aurait pu prendre l'image, beaucoup moins poétique il est vrai, d'un voyageur dans un train. Il est toujours à la même place, mais dans un train qui se déplace).

Le présent est une énigme et un poids. Nous y sommes définitivement enfermés, comme condamnés à vivre dans la prison de cet instant. C'est cette lourdeur et cette difficulté à accepter le retour-présence du même instant que symbolise le "nain", toujours présent même s'il est descendu des épaules de Zarathoustra.

3. Tout ce qui est a déjà été.        La pensée de l'éternel retour.

"Tout ce qui est droit est menteur (…) le temps lui-même est un cercle".

C'est le nain qui parle, l'esprit de lourdeur. En effet, il raisonne. Il fonctionne comme l'araignée dont il emploie les formules logiques : tout ce qui est apte à courir, ….tout ce qui "peut" arriver (catégorie du possible)…, par conséquent (enchaînement logique), (on dirait presque un syllogisme !), "Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune, et ce clair de lune et toi et moi sous cette poterne (…) de toute nécessité…."

L'éternel retour se présent d'abord comme une pensée. Nietzsche avait même cherché une démonstration scientifique de cette théorie, ce qui est contradictoire, puisqu'il prêche en même temps le mépris de la science.

Cette pensée est effrayante. Zarathoustra a "peur" de ses propres pensées. Le chien qui hurle en lui est l'expression de sa peur. "J'entendis tout près de moi hurler un chien."

Il est minuit, l'heure de la plus grande obscurité, mais en même temps le moment où la métamorphose de la nuit en clarté est proche.
  
La vision de l'éternel retour

Ce qui vient relayer cette lourde pensée, dont finalement Zarathoustra se demande si elle n'a pas la consistance d'un rêve, c'est la force de la vision

"Je vis un jeune pâtre qui se tordait, râlant et convulsé, le visage décomposé, car un lourd serpent noir pendait hors de sa bouche. (…) Et le serpent s'était insinué dans sa gorge et s'y était fixé par ses crocs".

Intensité de cette image. Elle terrifie et dégoûte. La vision de l'éternel retour est monstrueuse, effrayante, insupportable, mortelle. Le pâtre est une représentation de Zarathoustra, celui qui cherche des disciples à conduire quelque part. La pensée de l'éternel retour a pris corps, et vie sous la forme d'un serpent noir (le serpent est l'animal qui symbolise le mieux l'éternel retour parce qu'il peut se mordre la queue et former ce large cercle du temps), mais pour tuer.

Le serpent qui mord la gorge est une des figures de l'angoisse (en latin, angus, signifie, col, cou, gorge, d'où les mots "angine", "angoisse"…). L'idée de génie qui sauve le pâtre est celle de la décapitation de serpent par les dents. Mais elle demande de la force et un remarquable courage pour triompher à la fois de la peur et du dégoût. Qu'est-ce qui a pu vaincre le serpent, sinon l'amour de la vie ?

Après avoir mordu, puis craché la tête du serpent, le pâtre :

 "se dressa d'un bond. Ce n'était plus un pâtre, ce n'était plus un homme –transformé, transfiguré, il riait. Jamais homme n'a ri comme lui sur cette terre".

Le triomphe sur l'angoisse de l'éternel retour opère une métamorphose immédiate. La tristesse se transforme en joie, la peur en un rire éclatant. Le rire est l'expression la plus parfaite de l'amour inconditionnel de la vie. Le pâtre est devenu surhomme. (Voir ce qui est dit dans l'introduction sur la fonction du symbole de l'éternel retour).

27. La sangsue

L'affrontement entre le philosophe nietzschéen et le scientifique, ou, la vision nietzschéenne de la science.

Zarathoustra descend depuis longtemps, l'espèce d'humanité qu'il rencontre se trouve tout en bas de la hiérarchie des humains. Or il s'agit d'un scientifique, d'un chercheur probablement de haut niveau, son domaine de recherche est très pointu comme le révèle la fin du texte.

Le seul point qui rapproche le philosophe du scientifique est leur solitude.

- Mais la solitude de Zarathoustra est une solitude de l'altitude, pure, froide, dure et légère. 

- Celle du scientifique est contaminée par la proximité du marécage fétide, sale, visqueux, lourd.

C'est sans doute la raison pour laquelle leur rencontre est un véritable affrontement. Non seulement leurs deux mondes sont totalement étrangers l'un à l'autre, mais leur antagonisme les rend ennemis : "ennemis mortels", aucune conciliation n'est possible entre la science et la philosophie. Violence, choc, bâton levé, coups de pied, insultes, colère ponctuent leur rencontre. Ils sont "effrayés" l'un par l'autre.

Tandis que le philosophe arrive des hauteurs, et l'on sait que sa marche tient de la danse, le scientifique est couché par terre, immobile, sédentaire. La description qui en est faite est immédiatement insultante et dégradante : "chien endormi par terre", "couché de tout son long sur le sol (…) dans le marécage". Le marécage est le symbole des forces réactives : le ressentiment, la vengeance.
Quel rapport peut-il exister entre la science et la vengeance ?

Toute la science est fondée sur les principes logiques et particulièrement sur le principe de causalité, cœur de la conception déterministe selon laquelle chaque fait a une cause et les mêmes causes produisent les même effets.

L'origine du principe de causalité est une vaste entreprise de vengeance. Dans le plus profond de nos instincts, se niche le besoin archaïque de savoir à qui s'en prendre, qui juger responsable et coupable de tout ce qui arrive. Le principe de causalité participe de cette démarche. Le scientifique (comme le métaphysicien et le moraliste), n'est pas capable de supporter le réel tel qu'il est. Il veut trouver, derrière les apparences, une explication, une justification une raison et finalement une cause. La quête de la Vérité, est une entreprise de refus du réel tel qu'il est, elle témoigne de la haine du réel. Les amoureux de la "Connaissance", sont des êtres lâches. Ils préfèrent se fabriquer un monde illusoire pourvu qu'il soit stable et immobile. L'instinct de vengeance domine toute l'humanité dans toutes ses connaissances : métaphysique, science, histoire, morale, psychologie…

En réalité, le monde n'est qu'un grand désordre.

"Ce monde est un monstre de forces sans commencement et sans fin. (…) Force partout, il est jeu des forces et onde des forces, à la fois un et multiple, s'accumulant ici tandis qu'il se réduit là-bas, une mer de forces agitées dont il est la propre tempête, se transformant éternellement dans un éternel va et vient…" La Volonté de puissance  I.

En face de ce chaos, la minuscule toile d'araignée de la raison ne fait pas le poids. La raison ne s'articule pas sur la vie. Elle est un artifice pour la masquer. La Vérité est une falsification de l'innocence.

"Psychologie de la métaphysique. Ce monde est apparent : donc il y a un monde-vérité ;  ce monde est conditionné : donc il existe un monde absolu ; ce monde est plein de contradictions : donc il existe un monde sans contradictions;  ce monde est dans son devenir, par conséquent il existe un monde qui est ; tout cela ne sont que de fausses conclusions (résultat d’une confiance aveugle en la raison : si A existe, il faut aussi qu’existe son idée contraire B).  C’est la souffrance qui inspire ces conclusions : au fond, ce sont là seulement les souhaits d’un pareil monde ; de même, la haine d’un monde qui fait souffrir s’exprime par le fait que l’on en imagine un autre…". Nietzsche, Le Livre du philosophe.

La vérité est du coté de la mort.

"Beaucoup de sang coulait" : L'homme à la sangsue perd son sang. Dix sangsues sont collées à son bras.

Le "sang, le symbole du "dix" : cette activité du scientifique est-elle riche de vie ? est-elle sacrée ? C'est ce que pense le savant de lui-même.

Mais contrairement au "sang" avec lequel les paroles de Zarathoustra sont écrites pour envoyer un message, le savant se vide du sien comme dans une hémorragie. Il perd sa vie. Il est anémique, malade. La science opère une désubstantiation, à la fois des objets qu'elle étudie et du savant qui les étudie. (Voir la conclusion du cours d'épistémologie : la vision scientifique du monde est épurée, totalement abstraite. L'objectivité requise pour le travail scientifique "déshumanise" à sa façon le scientifique). Son esprit de rigueur, "Je suis le scrupuleux de l'Esprit", l'homme à la sangsue ne le sacralise qu'à ses propres yeux.

"Le cerveau de la sangsue (…) c'est là mon domaine" : ridicule exiguïté du domaine de recherche. Si la sangsue a un cerveau, il est infiniment petit. La pensée rationnelle rétrécit le champ de conscience. La science est l'affaire des myopes, contrairement à la philosophie de Zarathoustra qui est regard du lointain et de l'infinité.

Mais peut-être même la sangsue n'a-t-elle pas de cerveau ? Dans ce cas, Nietzsche dénoncerait le caractère imaginaire de l'objet scientifique.

Le scientifique s'approprie l'univers à travers son domaine et voit le monde comme une projection de son objet d'étude. Ainsi perçoit-il Zarathoustra comme "la meilleure ventouse", une catégorie particulière de sangsue. Il fait un énorme contresens et traduit son incompréhension de ce qu'est Zarathoustra, de sa nature solaire irradiante.

Le scientifique loin de percevoir l'abîme qui l'oppose au philosophe, se pense comme un de ses disciples : "C'est cette parole qui m'a conduit vers ta doctrine".

De quelle parole s'agit-il donc ?  

"L'esprit, c'est la vie tranchant dans sa propre chair".

Toute l'ambiguïté de la philosophie de Nietzsche est là, ses phrases peuvent être interprétées en des sens contraires. L'esprit certes n'est qu'un des aspects de la métamorphose des instincts. L'ascétisme est ambivalent. Il peut prendre deux formes :

- soit se retourner contre la vie du corps et la tuer, "pitoyable souffrance" engendrée par toute la culture de la connaissance. Le savant a accru sa science de son propre sang. Il a nourri son savoir de sa vie. Mais ce savoir inerte est "pitoyable suffisance", illusion mortifère.

- soit, être l'aiguillon qui pousse l'être à se surmonter, "grande souffrance", dureté contre soi, maîtrise des instincts, courage. Le Zarathoustra est une écriture de sang, ce la signifie que le message qu'il contient est un message de vie.

Ce texte dénonce un aspect de la critique nietzschéenne de la vérité.

Ce que l'expérience démontre c'est l'utilité des catégories logiques, mais en aucun cas leur vérité [Ce cours s'inspire des  cours et des conférences de Deleuze sur Nietzsche (France-culture)] .

 

Le mendiant volontaire   L IV, ch. 8.  (p.325)

Critique nietzschéenne du bonheur.

Texte non présenté au bac, mais à lire pour comprendre la différence entre joie et bonheur.

Les vaches sont placides, immobiles, surtout elles "ruminent". Le bonheur consiste en une répétition des satisfactions organiques. Il tue l'esprit. Il n'est pas une valeur.

A opposer au pantragisme nietzschéen.

D.Desbornes.2012