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L'ART

Introduction et problématique

1. Analyse de la notion d'art

2. Spécificité du domaine de l'art

3. Le jugement de goût

4. Le plaisir esthétique

5. La création esthétique : le génie

6. L'art est-il un langage?

7. L'art est loin de la nature

8. Fonctions de l'art

Conclusion

Document 1 - L'histoire d'un peintre - Etude de Comment Wang-fô fut sauvé. M.Yourcenar.

Document 2 - Etude des Ménines, Vélasquez.

Document 3 - Texte de BERGSON   "l'artiste voit mieux"

Introduction

L'esthétique  est la  réflexion sur l'ART.

L'ART est, dans sa définition traditionnelle, la beauté "fabriquée" par l'homme.

"L'art, ce n'est pas la représentation d'une belle chose, mais la belle représentation d'une chose" dit Kant.

L'artiste est un créateur de beauté.  

Le beau est un ordre, un arrangement dans les choses, qui produit chez l'homme un type de plaisir particulier très différent des autres plaisirs.

PROBLEMATIQUE

Où commence l'art ? L'artiste se contente-t-il de "transposer" la beauté qu'il rencontre dans le monde extérieur ? N'est-il qu'un imitateur ou est-il un "créateur" ? Cette beauté n'est-elle pas à l'intérieur de lui, dans son regard ?

Rembrandt ne métamorphose-t-il pas en chef d'œuvre un vulgaire morceau de viande ? D'où lui vient cette capacité de voir "autrement" le monde ? Le génie peut-il s'apprendre ou est-il un don ? Du ciel ou de la nature ? Ou encore, comme le pensent les Orientaux, est-il la "récompense" d'un laborieux travail dans une vie précédente ? Le génie suffit-il pour être un véritable artiste ou ne faut-il pas maîtriser une habileté technique exceptionnelle pour pouvoir exprimer ce génie ? Sans la connaissance parfaite du solfège, comment Mozart aurait-il pu traduire la musique qu'il "entendait" ?

L'imitateur ne possède que l'habileté technique et l'histoire nous montre-t-elle pas l'existence de faussaires dont l'habileté à reproduire un tableau de maître était si parfaite qu'ils ont pu tromper les experts pendant des siècles, en particulier en ce qui concerne Vermeer. Un faussaire peut copier non seulement le contenu, mais aussi le style d'un créateur.

Comment juger de la beauté, de ce sentiment de plénitude ontologique qui l'accompagne ? Sommes-nous tous virtuellement des artistes, aptes à juger une œuvre d'art ou ce "jugement"  requiert-il des qualités particulières et la possession du "goût" ? Quelle est la spécificité de ce jugement de goût ?  Peut-on se fier au jugement des esthètes, spécialistes de la beauté ? Lorsque l'esthète se transforme en "marchand de tableau", la nécessité de plaire au public ne subvertit-elle pas quelquefois son jugement ?  Une simple toile blanche peut-elle être présentée comme une œuvre d'art ? Au XX° siècle, la révolution esthétique n'a-t-elle pas complètement changé la notion même d'art en substituant au critère de beauté celui de message ? L'artiste "moderne" est, dés lors, celui qui a quelque chose à dire, même à travers la laideur, pourvu que ce message ait une force et une expression neuve.

L'art classique transmet-il lui aussi un message ? Tout en étant gratuit, l'art ne véhicule-t-il pas des significations, volontaires ou involontaires ? D'où vient le message de l'artiste ? Le véritable artiste est-il un "interprète" du monde divin (Platon) ? Sa vocation est-elle de louer Dieu (J.S.Bach) ?  L'art est-il sacré, en ce sens qu'il est pure manifestation de notre Esprit (Hegel) ? Le musée est-il l'équivalent d'un temple ?

Comment décoder la signification ou les significations d'une œuvre d'art ? Comment être sûr que ce sens ne vient pas de nous ?

Enjeux :

Finalement, à quoi sert l'art ? La quête de la beauté n'est-elle pas inutile, gratuite ? N'est-elle qu'une forme de jeu ou de divertissement ? Si l'art ne sert à rien, n'est-il pas une passion inutile, voire un luxe ?

 Ou bien, la quête de la beauté ne révèle-t-elle pas l'une des dimensions essentielles de l'être humain ? L'art nous confère-t-il comme le dit Malraux "l'honneur d'être hommes" ?

Peut-on faire de sa vie une œuvre d'art (Nietzsche) ?

1. Analyse de la notion d'art

Il faut toujours tenir compte plusieurs points de vue, lorsqu'on réfléchit sur l'art ceux de :

* l'artiste, le créateur,

* l'esthète, le contemplateur avisé,

* le public, dont le jugement n'est pas forcément celui de l'esthète,

* l'interprète, celui qui, dans le monde musical par exemple, transforme en chant mélodieux la partition de solfège qu'il a sous les yeux, a lui aussi un statut très particulier, n'est-il pas aussi un artiste à sa façon ?

* le modèle, souvent le point de départ déclencheur de l'œuvre, il n'est pas "copié", mais "re-présenté" = présenté une deuxième fois "autrement", transfiguré, donc recréé. La même pomme peinte par des peintres différents, se transforme en fonction du style de chaque peintre. La femme aimée et la femme peinte ne sont pas les mêmes. Dans la Nouvelle de M.Yourcenar, la femme aimée meurt parce que son mari lui préfère son portrait peint.

Le mot ART signifiait autrefois une "manière de faire", c'est-à-dire une technique comme par exemple l'art du potier, l'art du barbier… On ne distinguait pas l'artisan de l'artiste.

La séparation de l'artisan et de l'artiste n'apparaît qu'à la Renaissance.

En sanskrit, la racine R, qui se prononce "ri", signifie manière d'ajuster, d'organiser, d'adapter, de joindre des objets. On retrouve ce "R" dans ordre, arrangement, rite, organisation, art.

Cependant beaucoup d'arrangements ou d'ordres ne sont pas du domaine de l'art.

Il existe plusieurs types d'ordres :

­  L'artisanat : fabrication des objets quotidiens : meubles, ustensiles divers… 

‑  Les rites concernent l'organisation des gestes, des attitudes dans la vie privée, publique ou

   religieuse.                                                              

-  La morale gère les actes en fonction d'un certain ordre qui est le bien.                                                                             

‑  La logique donne une structure aux pensées mathématiques ou philosophiques  .

‑  La politique tente de trouver une organisation qui permette une vie sociale.      

L'artiste relie des sons (musique), des gestes (danse), des formes (sculpture, architecture), des formes et des couleurs (peinture), des mots (poésie), des images (cinéma) etc.… de manière à produire de la beauté, du moins dans la conception classique de l'art. Il existe de nombreuses formes d'art. Nous verrons plus tard que la conception "moderne" de l'art est très différente et représente une véritable révolution.

2. Spécificité du domaine de l'art

Cet ordre inventé par l'artiste n'est :

Pas naturel, l'art est artificiel. :

un tableau ne vit pas, ne se reproduit pas. Une symphonie ne pourrit pas. En ce sens l'artiste ne copie pas la nature. Son œuvre appartient à un tout autre domaine.

Inutile l'art est gratuit :

une pomme peinte ne se mange pas, une forêt peinte ne dégage pas d'oxygène, une maison peinte ne peut être habi­tée. Un tableau, au sens propre, ne sert à rien.

Pas normal :

L'artiste est génial. Un chef d'œuvre est absolument original, différent de tout ce qui le précède,  unique, imprévisible. Il est le produit du génie de l'artiste, c'est-à-dire de son regard particulier sur le monde. Loin de suivre une mode ou d'imiter qui que ce soit, le véritable artiste impulse, crée un style nouveau, une mutation. Souvent il choque l'ordre établi, et n'est pas reconnu immédiatement par le public. Dans le film de Milos Forman, AMADEUS, Saliéri est le seul à comprendre le génie de Mozart. Il offre tout à Dieu pour obtenir de lui le génie, en vain. Le génie semble distribué arbitrairement. Aux yeux de Saliéri, Mozart, être "obscène et débauché" ne le mérite pas. L'origine du génie, "divine ardeur", "sublime folie", "inspiration surhumaine", est mystérieuse, incompréhensible même pour l'artiste. Pour Platon, le génie (daimôn, en grec) est un don communiqué directement par les dieux. A travers les siècles les hypothèses diffèrent, tantôt le génie vient du ciel, tantôt de la nature. (Attention : lorsque l'on parle du pouvoir "démoniaque" de Mozart, l'expression vient du grec daimôn qui signifie "génie").

Kant définit le génie comme :

"talent ou disposition innée par laquelle la nature donne des règles à l'art."

Pas moral, l'art est neutre, il peut représenter le vice ou la vertu ; cela n'enlève, ni n'ajoute rien à sa beauté. Il est au-delà du bien et du mal. Nietzsche voit dans le génie une parenté avec l'instinct, et son caractère "tyrannisant".

Pas rationnel :

aucune nécessité de cohérence logique.  Pas de "vérité" ou de "fausseté". Un tableau ou une symphonie ne sont pas des raisonnements, ils ne démontrent rien. Un tableau peut représenter un monde imagi­naire inexistant et totalement illogique.

Pas réel :

selon Malraux, l'art est le monde de l'irréel. Mais cet irréel est particulier, il est différent du rêve, de la  rêverie, du délire, qui s'effacent de l'imagination du sujet. L'art, au contraire est un   "irréel-réel" : en effet, l'artiste donne à voir son monde invisible, il donne corps à ses "fantasmes". Il incruste son imaginaire dans la matière. Il laisse des traces. Il donne un produit réel, concret que tout le monde peut voir, et sinon "toucher" du moins  photographier ou encore acheter et vendre : l'œuvre d'art.

Le contenu de l'œuvre d'art est irréel, l'œuvre d'art, elle, est réelle.

Mais qu'est-ce qui permet de distinguer n'importe quelle œuvre, d'une œuvre d'art ?

Un plaisir d'une essence très particulière, le "plaisir esthétique", qui relève d'un jugement de goût, et permet d'affirmer : "c'est beau".

3.Théorie de Kant : analyse du jugement de goût

Chez l'artiste, et chez l'esthète.

Freud dit qu'il y a plaisir lorsqu'un désir est satisfait. Dans l'art on ne satisfait pas ledésir, au sens freudien, puisqu'il n'y a jamais, à proprement parler, de "con­sommation". La satisfaction est de nature symbolique, un peu analogue à celle du rêve. Mais de quel désir s'agit-il ?

De quel désir s'agit-il ? Nous sommes confrontés à un immense  problème, en effet, il y a une infinité de désirs :             Des désirs biologiques, alimentaires, sexuels, de mouvements etc. Des désirs psychologiques :    affection, agression, domination, richesse, sécurité, jeunesse etc. Des désirs "métaphysiques"          : bonheur, sens/signification, éternité, communication. Ces désirs peuvent être symboliquement assouvis par n'importe quelle production.

 C'est ce qui explique le succès de ce que Malraux appelle "les arts d'assouvissement" films pornographiques, romans à sensation, publicité… Ce sont des créations qui satisfont des désirs mais sans chercher la beauté. Ces productions ne relèvent pas de l'art.             

Selon Kant, le jugement de goût "c'est beau", suppose la mise entre parenthèses de tous ces désirs

1.   "Est "beau" l'objet d'un jugement de goût désintéressé."

La beauté relève d'une estimation de la sensibilité sans référence à l'utile, ni au désir normal. Il existe cependant des objets utiles dits "beaux". Une cafetière, un vêtement, un meuble peuvent être beaux. Kant appelle cette beauté "beauté adhérente", elle est liée à la perfection de la fonction de l'objet, en même temps qu'à la pureté de sa forme. Tandis que la "beauté libre" est indépendante de toute fonction donc de toute utilité. Elle est gratuite. C'est de cette beauté qu'il est question ici. 

Cela suppose que celui qui juge une œuvre d'art ne tienne pas compte de ses propres besoins ni de ses désirs particuliers. Il est comme au-delà de son moi immédiat. Il se coupe de ses exigences concrètes. Il peut juger beau un tableau qui représente une femme qu'il ne désire pas ou qui exprime une religion qu'il ne partage pas… Le véritable esthète (et l'artiste lui-même au moment où il juge son travail), doit mettre entre parenthèse tous ses désirs personnels pour juger, il est dans une sorte d'ascèse quand il contemple. Cette attitude n'est pas spontanée. Elle suppose tout un travail sur soi.

Ainsi, le goût se forge, s'éduque, s'affine par la pratique, "un long commerce avec les choses belles" (Aristote), la fréquentation de l'art. Tout public n'est pas nécessairement esthète. Il suffit d'écouter une fois les commentaires de la foule devant La Joconde!

2. "Est beau ce qui plaît universellement, sans concept."

"Universellement" implique un jugement qui ne relève pas de la sensibilité subjective de l'ego, mais d'un constat unanime, au‑delà du temps et de l'espace, de tous ceux qui jugent avec goût.

"Sans concept" signifie que ce jugement ne peut pas être exprimé avec des mots, il est non formulable. Il est impossible d'expliquer en quoi, pourquoi, une œuvre est belle. La beauté n'appartient pas à l'ordre du discours ni de l'intellectualité. La beauté est indicible. Elle se perçoit dans le silence de la réflexion, avec le seul "outil" de la sensibilité.

Autrement dit est beau, non ce qui "me" plaît à moi en particulier, non ce que je pourrais juger "agréable", mais ce qui est susceptible de produire un accord de tous les esthètes quelle que soit leur culture. Cela suppose qu'il existe une similitude transcendantale entre les hommes. Quand je dis "C'est beau", je ne parle pas de moi, je m'arrache à la singularité de mon ego, je me relie à l'universalité.

3. Le beau est une "finalité sans fin."

Ce que veut dire Kant, c'est que l'artiste a visé un but : la beauté, une harmonie, un arrangement qui produise un plaisir désintéressé, c'est tout. La beauté se suffit à elle‑même.

Cela suppose qu'un véritable artiste, en tout cas au moment où il "travaille", n'ait en tête que l'idée de la beauté qu'il cherche à réaliser. Certes, des artistes ont travaillé sur commande, mais avant l'aspect économique, c'est le désir de réaliser une belle œuvre qui les guidait. C'est ce qui apparaît clairement dans le personnage de Wang-Fô.

4. Le beau est "objet d'une satisfaction nécessaire".

Autant nous pouvons comprendre que l'autre ne perçoive pas comme agréable ce qui nous plaît individuellement, autant la beauté s'impose comme telle. Impossible de supposer qu'un véritable esthète puisse ne pas la reconnaître immédiatement. Un peu de la même façon qu'une vérité mathématique s'impose comme évidence et déclenche obligatoirement l'accord de tous les esprits logiques.  

4. Quelle est l'essence du plaisir esthétique?

Il faut d'abord admettre que lorsque nous contemplons, écoutons, découvrons une œuvre d'art, nous entrons dans un monde particulier parce qu'irréel. Or, peut-être, ce passage du réel à l'irréel est‑il lui‑même générateur de  plaisir.

En effet, qu'est‑ce que le réel ?

C'est d'abord le vécu, c'est à dire le corps dans sa matérialité, sa pesanteur, ses successions de tensions et de déséquilibres. Le caractère éphémère et conflictuel de tous ces états engendre des douleurs, de l'angoisse. Le réel, c'est à la fois la lour­deur et en même temps une insupportable légèreté de l'être, l'impermanence des choses, c'est-à-dire l'impossibilité de saisir, de retenir tout ce qui passe. Tout s'écoule et disparaît sans retour. Fuite et accélération du temps jusqu'à la mort. Leréel, c'est quelques plaisirs mais beaucoup de souffrances, "un océan de souffrance" disent les Bouddhistes, la sienne et celle des autres : douleurs physiques, morales, affectives, métaphysiques. La vie est un éternel conflit.

Le passage à l'irréalité semblerait gommer, effacer cette douleur, en nous faisant sortir du temps et de la matière. La peinture par exemple implique le passage de quatre dimensions (celles du réel) à deux dimensions (celles de la toile). La suppression de la troisième dimension (le volume, la matérialité, l'épaisseur), et de la quatrième dimension (le temps, la durée), crée une impression d'éternité. En perdant deux dimensions, l'univers gagne une fluidité extraordinaire, et me réduit à la dimension de mes yeux.

Je deviens une sorte de "Poucet" immatériel et je me promène dans un monde où le vieil­lissement, la nécessité de se nourrir, la mort n'existent plus, dans un monde im­mobile, un peu comme celui de Platon "derrière le petit mur". Plus de sueur, plus d'efforts.

"Toi seul règnes en paix sur des montagnes couvertes d'une neige qui ne peut fondre et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir.." dit l'empereur de Chine au peintre Wang-Fô.

La musique est un univers de vibrations pures d'où sa légèreté,  son apparente immatérialité et son pouvoir de rapt (ravissement).

(L'art est-il une fuite hors du réel et de la vie ?  N'est-il pas une sorte de refuge et de consolation subtilement mortifères ?  Ou bien l'art, au contraire donne-t-il la force de vivre ?)

Ainsi, dans l'art il y a une MÉTAMORPHOSE du réel. Même si l'artiste donne l'impression d'imiter le réel, son  œuvre n'est jamais une simple copie.

Peut‑être le plaisir esthétique exprime‑t‑il le désir de ce monde irréel. C'est ce que pense Malraux. Selon lui :  "l'art est un anti‑destin".

Qu'est‑ce que cela veut dire ? L'art crée un monde idéal où se manifeste mon refus de ce monde  imparfait, tissé de désespoir, de mort et de  souffrance. L'art exprime ma révolte. Pour Malraux, toute œuvre d'art est une sorte de prière muette, un appel vers l'absolu, la quête d'un monde "irréel" éternel et parfait. (Attention Malraux est agnostique. Ce qui signifie que pour lui, le désir de ce monde irréel, absolu, n'implique nullement que ce monde existe).

Donc, pour Malraux, l'art est ce, à travers quoi, l'homme dépasse sa condition et se grandit. L'Art est ce qui permet à l'homme d'exprimer et de satisfaire son exigence de perfection. L'ART a une fonction métaphysique. D'une certaine manière, l'art nie, refuse le réel, le côté absurde, provisoire, douloureux du destin. La Joconde peinte ne vieillira plus, ne pleurera plus, ne mourra plus. Elle transcende le destin de la Joconde réelle, qui elle, n'a pas puéchapper au sien.

5. La création esthétique - Le génie

L'artiste est certes d'abord celui qui invente un univers de beauté grâce à son génie, mais aussi il a la capacité de donner une réalité à son imaginaire. L'artiste est celui qui REALISE cet univers, c'est-à-dire qui le fait passer de l'imaginaire au réel, qui sait rendre visible son monde invisible grâce à sa technique. Il donne naissance, existence à une œuvre, en peignant, en transcrivant sa musique sur une partition, en sculptant ses visions dans la pierre etc. …  Il est un  CREATEUR. Il invente des mondes qui n'existaient pas avant lui en façonnant des ma­tériaux. Il n'est pas étonnant qu'il soit idéalisé, parfois divinisé. Les autres hommes rêvent, imaginent et cela leur suffit. L'artiste, lui, a besoin de matérialiser. Ce monde "irréel" qu'il produit résulte d'une lutte entre son monde imaginaire et le monde réel, pour s'imposer à lui dans une œuvre concrète. L'art est d'abord un "travail". Les artistes parlent "d'accouchement". L'artiste a besoin d'une technique, d'un savoir pour apprivoiser la matière, pour qu'elle lui obéisse. Beaucoup d'artistes vont voir d'autres artistes pour apprendre leur technique. De grands maîtres ont étudié dix ans et plus dans des ateliers.

L'artiste exprime, puis corrige, modifie jusqu'à ce qu'il se produise en lui un plaisir c'est-à-dire un accord entre ce qu'il voit sur la toile et ce qu'il sent en lui : les radiographies de toiles montrent les nombreuses corrections sur leurs toiles par les artistes.

C'est la raison pour laquelle l'empereur de Chine, jaloux du peintre Wang-Fô, s'en prend à ses "yeux" symbole de son génie, sa vision du réel, et à ses "mains" symbole de son habileté technique.

Sans le génie, mais doué de sa seule habileté technique, un homme est capable d'imitation parfaite. Des faussaires doués nous en ont donné de bons exemples.

Sans l'habileté technique, le plus grand génie ne peut pas s'exprimer et reste donc muet. Un enfant aussi doué que Mozart, capable "d'entendre" des musiques inouïes, mais vivant dans un bidonville en Inde, ne maîtrisant pas le solfège, n'a aucun moyen de devenir un véritable artiste  compositeur. Il n'est qu'un artiste virtuel.

"Combien de Mozart assassinés!", G.Cesbron, à cause de la pauvreté et des injustices économiques.

Le génie, "talent à créer des choses exceptionnelles", ne s'explique pas. Il n'est pas héréditaire. Des êtres d'une exceptionnelle créativité semblent surgir par hasard. Ils inventent des œuvres à la fois originales, uniques au monde, et en même temps proches de la perfection. Souvent, ils choquent l'ordre établi. Puis, au fil du temps ils sont admiré comme des maîtres. C'est ce mystère du génie qui est évoqué dans le très beau film de M.Forman : Amadeus. Saliéri, qui n'a pas de talent est le seul à s'émerveiller de celui de Mozart et à reconnaître en lui un pur génie.

Kant définit le génie comme "talent ou disposition innée par laquelle la nature donne des règles à l'art".

Si le génie implique une souffrance de l'artiste dans son travail de réalisation, il aboutit en définitive au plaisir, lié à :

1)  l'expression :  se libérer de son univers intérieur.

2)  l'acte de création : inventer une existence nouvelle.

3)  la contemplation de la beauté : harmonie que l'artiste  juge essentielle.

Chez l'homme normal le plaisir est généralement lié à la satisfaction du désir, à la consommation de l'objet qui produit plaisir et extinction du désir. D'où le caractère éphémère du désir qui naît, s'éteint, renaît. Cycle de l'habitude, du quotidien, de la routine, qui s'émousse.

Chez l'artiste, il n'y a pas de consommation, pas de destruction de l'objet, mais sublimation.

L'artiste donne naissance à un objet non consommable. Le désir "artistique" est l'inverse du désir "naturel" puisqu'il est créateur d'un objet "IRREEL" et pourtant bien réel (voir + haut).

L'artiste ressemble à l'idée qu'on se fait de Dieu qui suscite vénération, admira­tion. Les artistes sont eux aussi créateurs de mondes, d'univers. L'acte créateur est une sorte d'augmentation d'être, de libération. Spinoza dit que la joie est "Une augmentation d'être", et la tristesse "Une diminution d'être". Dans l'expression de son désir, l'artiste en refuse en même  temps la satisfac­tion normale pour une satisfaction irréelle.

Y a‑t‑il alors un lien entre la névrose et l'art ?

Freud pense que le névrosé est celui qui a des conduites d'échec. Son désir cherche des satisfactions détournées, parce que la satisfaction de son désir est impossible. L'art n'est‑il pas aussi le lieu de l'impossible ? Le lieu de la satisfaction d'un désir, ou d'une espérance d'un monde inexistant?

L'art surgit peut‑être à partir d'un échec voir Artaud :

"On ne crée jamais que pour sortir de l'enfer".

Mais à la différence du névrosé qui loin de sortir de son enfer, y est replongé à chaque instant,  l'artiste, lui, en triomphe par lebiais de la création et de la joie qu'elles lui donnent. Freud considère que la sublimation esthétique est l'équivalent du passage à l'acte réussi c'est-à-dire à une  forme de réussite sociale puisque l'art est valorisé par la société, et de guérison.

(Freud dans les livres qui traitent de la question esthétique explique les rapports entre l'inconscient de l'artiste et le contenu des tableaux, mais il est impossible d'expliquer pourquoi c'est beau. La beauté ne dépend pas du contenu, mais plutôt de la forme. Et de cela la psychanalyse ne dit rien )

Du créateur à l'esthète, que se passe-t-il ? Y a-t‑il une communication ?

6. L'art est-il un langage?

L'artiste transmet-il un message?

Même si l'art est une "finalité sans fin", il semble que l'origine de l'art soit religieuse : exprimer la  magnificence du divin, ou la divinité du pouvoir royal. L'art a une fonction essentielle dans les religions, il est un pont entre le sacré et l'homme, il assure une communication.

Mais si l'art ressemble à un langage, ce n'est pas au sens linguistique. La parole en effet est le produit d'une double articulation : l'articulation des monèmes en syntagmes (à peu près mots en phrases) et l'articulation des phonèmes en monèmes  (à peu près lettres en mots). (Voir le cours sur le langage) L'art ne relève pas de ce fonctionnement.

L'art est‑il cependant un système de communication? Transmet-il un message ?

L'artiste, le poète ne créent pas toujours pour un spectateur. Souvent on peut danser, chanter ou écrire un poème qu'on déchire immédiatement, pour soi, comme une expression pure et simple, qui libère un sentiment, une tension, un problème.

Pourtant, les artistes "offrent" leurs œuvres, en général ils cherchent un public. Ils ont parfois quelque chose à "dire".

Nous essaierons de comprendre ce que Vélasquez peut bien vouloir "dire" à travers ce tableau si curieusement construit : Les Ménines, dans lequel il se peint en train de peindre un tableau, dont il ne montre ni le contenu, ni les modèles (le roi et la reine) !

Il n'est pas facile de comprendre une œuvre d'art.   On peut dire qu'une œuvre  d'art "parle" au sens où une "vibration" se transmet.     Mais, il est impossible de traduire cette vibration en parole. Elle est de l'ordre      du "senti".  Ici, le signifiant, c'est la forme, le signifié, c'est le "senti‑vécu", monde de l'indicible, de l'ineffable. Si l'art est un langage, il est proche de ce que serait le langage télépathique. Cependant dans le langage télépathique il n'y a pas de support alors que l'art offre un support : images, couleurs,  sons, formes. L'œuvre d'art peut se comprendre immédiatement. Pas besoin d'être intelligent, la musique agit directement sur la respiration, le cœur… Le corps "sent" tout de suite s'il y a gaieté, tristesse, amour, haine ... Seulement la compréhension de l'œuvre d'art est très ambiguë. Comme dans le discours, il y a plusieurs niveaux de signification, dans le ou les contenus de l'œuvre se manifestent l'expression (volontaire ou non) de l'idéologie, des sentiments, de l'époque de l'artiste. Son "regard" sur le monde est chargé de tout ce qu'il est. C'est justement ce qui rend la perception esthétique pure  difficile, parce qu'en réalité forme et contenu son indissociables, et, nous ne sommes pas maîtres des liaisons qui s'établissent à toute vitesse avec notre inconscient. (Voir cours sur l'inconscient).

Ce qui se, "dit" à travers une œuvre  d'art c'est tout un faisceau de significations où s'exprime l'être tout entier, il exprime : le monde, la nature, une époque, des objets, le sujet, ses jugements, sa violence, son amour, ses désirs, ses fantasmes, sa vision du monde… Mais ce qui se dit surtout, c'est une certaine négation du monde, puisque l'embellir et le transfigurer, c'est refuser sa laideur, refuser sa mouvance, sa désagrégation inéluctable.  Trois caractères de ce langage de l'art :

1. Il est choix : on peint tel arbre, tel personnage : on exclut, on préfère, on sélectionne.

2. Il est métamorphose : le tableau, même s'il ressemble à un paysage réel, n'est pas ce paysage. Il a été transmuté (voir plus haut). L'artiste le voit "autrement".

3. Il est embellissement : il y a un écart par rapport au réel, une distorsion, quelque chose que l'artiste ajoute et qui vient de lui‑même = un amour du réel, mais en même temps = une révolte contre le réel.

Une œuvre peut nous donner un plaisir intense, inanalysable, apparemment non lié à des désirs, mais en réalité lié à un souvenir refoulé? On ne sait pas si ce plaisir a été voulu par l'artiste ni s'il est d'essence esthétique ou non.

Le plaisir peut venir aussi d'un sentiment de communication ou de communion    avec l'artiste, à travers des plans, pas forcément esthétiques : par exemple : même paysage que nous aimons, même idéologie, même type de femme etc., sentiment d'une parenté, où nous nous retrouvons (voir archétype du double chez Jung). En réalité, ce qui se transmet et qui est plus important, c'est le point de vue de l'artiste. Point de vue UNIQUE. Il n'y a qu'une manière de peindre des pommes pour chacun. L'artiste donne son regard : c'est celui qui réalise le mieux la synthèse entre sa vision des choses (qui exprime sa personnalité) et son tableau ; celui chez lequel il y a le moins d'écart entre sa vision (intérieure) et l'image extérieure qu'il en donne (le tableau). Quand nous contemplons un tableau, notre regard se superpose au sien, se confond avec le sien. Nous regardons avec lui, en lui, à sa place. Un jumelage, une coïncidence entre deux regards, deux  consciences.

Le sentiment de réalité vient du fait que l'œuvre d'art correspond à la perception subjective d'un individu singulier, unique au monde donc à sa conscience et à son monde intérieur.
Dans la contemplation de l'œuvre d'art c'est la superposition puis la fusion deux consciences qui crée l'intensité du sentiment ontologique d'exister.
 

 

 Nous avons vu., dans la dialectique des regards, que le regard d'autrui pouvait modifier notre regard, il peut le rétrécir, l'adoucir,  l'élargir... Le regard de l'artiste MAGNIFIE mon regard. Impression, dans la contemplation, que je ne suis plus tout seul, expérience d'une communion à travers le temps et l'espace. Je suis "PRIS" dans une sorte de vecteur qui relie (ou plutôt qui a relié, mais cette liaison existe encore grâce au tableau) un être unique, au réel. D'où ce sentiment d'intensité d'être (conscience de l'artiste et  ma conscience superposées), de plénitude ontologique, comme si l'univers était rempli de sens et de la présence de l'esprit de l'artiste. De communion : un seul artiste, un seul chef d'œuvre, et moi = trois en un. D'immatérialité, mon corps ne compte plus vraiment, je "1'oublie", je le quitte, je le dépasse, je m'en évade, (d'où l'importance de l'art pour les malades les infirmes et les gens qui souffrent en général).   

Quelque chose qui n'est pas mon corps, mais l'énergie de mes yeux ou de mon ouïe, entre dans le tableau ou dans la musique, et je ressens de  l'EUPHORIE = (être porté, transporté, n'avoir plus de poids) de l'enthousiasme, de la légèreté. L'intensité, l'unicité, l'immatérialité sont en rapport avec le sentiment d'ABSOLU. C'est comme si on était pris dans un "courant d'énergie" qui comble tous nos manques.

7. L'art est loin de la nature

L'art est ce que l'homme produit. Ce que la nature produit, ce sont des objets naturels. Une fleur peut‑être belle. En réalité, elle n'est ni belle ni laide. Il serait difficile de personnali­ser la nature et de voir qu'elle a voulu créer cette fleur belle. Elle ne peut être dite belle qu'à travers un jugement humain, c'est à dire en fonction de la qualité du "plaisir" qu'elle donne à l'homme. La beauté vient du regard de l'être humain.  Mais la beauté n'est pas de l'art, en ce sens qu'elle n'a pas été créée par une conscience ni par des mains humaines. La nature a l'air de se moquer de l'esthétique, elle est NEUTRE. Elle produit des objets que l'homme peut juger laids, ou beaux ou ni l'un ni l'autre.

Les amoureux de la nature et les esthètes :

Ceuxqui aiment les beaux aspects de la nature ne sont pas nécessairement des esthètes. Ce sont des amoureux de la nature. Naturistes, écologistes ... Ils en jouissent "passivement" avec leur sens, yeux, nez, peaux .... Ils la vivent avec leurs corps, avec leur sensualité. Elle leur fait du bien sur le plan de la santé, bonheur, bien être physique ou spirituel. Ils peuvent la voir comme la création de Dieu ou son reflet. C'est là le point de vue de Pascal :"Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux" Pensées,II, 134.  L'artiste n'est pas nécessairement à l'aise dans la nature. Ce n'est pas sa sen­sualité qui joue, mais sa sensibilité.. Il n'est pas passif, mais actif, il capte, trie, choisit arbitrairement un objet, puis travaille à le métamorphoser. Ce que Vivaldi aimait ce n'était pas nécessairement l'hiver ou le printemps, mais "l'audition" qu'il en avait, sa manière à lui "d'entendre" les saisons. Dans les Quatre Saisons, il n'imite pas la neige, le froid ou les efflorescences du printemps, il crée un monde sonore à partir de la vision qu'il a de la nature.

8. Fonctions de l'art

En réalité, l'art n'a pas d'autre fin que lui-même. "Finalité sans fin" cf. Kant, nous l'avons vu p.6.

Cependant, dans la société, les hommes utilisent l'art dans toutes sortes de domaines :

* Utilité économique : les objets techniques se vendent mieux s'ils sont beaux.

Les œuvres d'art se vendent. Elles servent (pour ceux qui ne sont pas des esthètes) à la décoration des appartements, à montrer son "standing", à investir de grosses sommes d'argent, elles sont aujourd'hui des placements sûrs pour de riches financiers, (des tableaux de Van Gogh ont atteint des sommes gigantesques).

Enfin, elles permettent de gagner beaucoup d'argent. Le passage de l'œuvre d'art dans la sphère commerciale a été l'occasion de bien des impostures. On a fait accepter au public quelquefois n'importe quoi sous l'étiquette de la mode et de la modernité.

C'est d'ailleurs un réel problème que celui de fixer une valeur économique à la beauté d'une œuvre!

* Utilité médicale : la musique écoutée ou pratiquée (musicothérapie), la création esthétique ont le pouvoir de calmer, et les thérapeutes ont découvert que l'art pouvait aider à guérir le psychisme.

* Utilité politique : de nombreux régimes politiques ont utilisé les productions des artistes musique, théâtre, littérature, peinture, pour entraîner l'adhésion de la foule à leur idéologie. Cf. l'utilisation de Wagner par Hitler.

* Utilité quotidienne, on a découvert que la musique (baroque en particulier) augmente la production laitière des vaches, en quantité et en qualité. Des vaches écoutent donc Bach avec le plus grand profit. L     es plantes vertes poussent mieux!

Cependant dans les usines où l'on écoute de la musique, le rendement baisse! L'art détache du réel. C'est peut‑être pour cela qu'il fait du bien. Il  re‑crée, il est une récréation (sens étymologique). A ce niveau est‑ce un luxe ou une nécessité pour l'homme ? A‑t‑on le droit de priver des hommes de ce plaisir esthétique pour en faire des sortes de fourmis besogneuses ?

La beauté ajoute quelque chose sur un autre plan qui n'a rien à voir avec l'utilité. Un couteau bien aiguisé est supérieur à un beau couteau sur le plan de l'utile. Nepas confondre plaisir de l'utile et plaisir du beau. Certains les confondent, (voir la distinction kantienne entre la beauté adhérente et la beauté libre).

* Fonction morale

Pour Platon oui. L'art véritable est le reflet du vrai, du bien, du divin. (voir cours sur Caverne).

Il existe selon Platon de faux artistes, ceux qui "imitent" les formes matérielles, sans aucune référence au monde intelligible. Ceux-là sont méprisables.

Pour Baudelaire non.

L'art peut avoir un effet moral ou immoral sur le spectateur, mais lui est en deçà ou au-delà de cette valeur. Il est amoral cf. Kant. L'objet représenté peut être      laid ou beau, vrai ou faux, vertueux ou vicieux, peu importe. L'art le         transfigure, le transmute dans un autre plan, qui à la limite, n'a plus rien à voir      avec la valeur de cet objet.

Importance de l'art, partout dans le monde. L'art est peut‑être la forme de langage la plus propre à exprimer ce que les croyants appellent l'absolu, le divin, l'art peut donner plus de force,  plus d'impact au sentiment religieux. Il crée chez l'homme une tension verticale, un dépassement.

Mais, l'art reste extérieur à toutes les fonctions qu'on peut vouloir lui attribuer ou lui faire jouer.

Pourtant, l'art n'est pas neutre, dans la mesure où il RAVIT : ravir, rapt = emporter les gens avec violence sans leur consentement, quelque fois où ils ne veulent pas aller…

L'art a un très grand pouvoir de SEDUCTION à cause du plaisir qu'il donne, un pouvoir de PERSUASION, et d'envoûtement (voir l'usage que les Nazis ont fait de la musique dans les défilés, entraînant l'    adhésion muette, "forcée" même de ceux qui n'étaient pas nazis).

En ce sens, les artistes ont un très grand pouvoir. D'où l'attitude jamais neutre des Pouvoirs par rapport aux artistes. Ou bien ils sont censurés si le contenu de leur œuvre va contre l'idéologie du Pouvoir ou bien ils sont mis sous tutelle s'il s'agit d'un art apologétique. Mais, ce que jugent les Pouvoirs ce n'est pas la qualité esthétique de l'œuvre, c'est d'abord son contenu immédiat.

CONCLUSION

L'art est l'expression d'une volonté de dépassement et de négation de la mort. Il est le domaine où se manifeste la puissance que l'homme  a de sortir du quotidien, de la routine, du conditionnement. Où se manifeste son refus de l'immanence, qui le distingue de la bête grégaire et servile. L'art est comme un CRI, le désir de laisser une marque unique, qui ne vienne pas des chromosomes, mais de la conscience.

Il est jaillissement continu de formes, inventées par l'homme, sous n'importe quel prétexte (religieux, politique, magique, utilitaire) qui se répondent en échos à travers l'espace et le temps (voir Les voix du silence, Malraux) dans un dialogue invisible. (Découverte d'analogies, de similitudes extraordinaires dans des œuvres d'artistes vivant dans des lieux, et des époques très éloignés (par exemple, art japonais et cubisme etc. d'où l'idée de Malraux de son "Musée Imaginaire")

L'art est une puissance qui roule, se dresse, se rebiffe, se cabre et laisse sa marque sur le monde. Pour Malraux, c'est cette puissance qu'il faut appeler le sacré. Cette force créatrice, que Hegel appelle "Esprit", et les Orientaux  "SHAKTI", pousse les hommes à se révolter contre leur destin. Les artistes deviennent comme  des "phares" de l'humanité (voir Baudelaire).

L'art n'est pas un luxe, mais une des plus belles dimensions de l'humain. Il donne des joies essentielles. C'est aliéner l'être humain que de l'en priver.

L'art moderne

Ce cours ne fait mention que de l'art classique. Or, il y a eu une "révolution" dans la conception de l'art au XX est siècle.

Les artistes contemporains ont tendance à définir l'art comme la recherche d'un regard neuf original, décapant, sur le monde. Ils "signifient", à travers les choses et l'art devient surtout l'expression d'un MESSAGE, donc un langage pur. Même et surtout la laideur peut véhiculer du SENS, donc s'éclairer et se justifier      par sa fonction.

D'ailleurs beaucoup d'artistes contemporains  remettent en question le clivage BEAU / LAID.   Le regard qui donne un sens à la laideur a un effet transmutant.

Mais la perte des repères a laissé se produire un peu partout des œuvres bâclées, inachevées, improvisées, provocatrices. Des plaisanteries, des scandales, des impostures, contraires de l'art, "non-art" se sont imposées comme œuvres d'art. Pour le non-spécialiste il est devenu difficile de distinguer l'artiste authentique. Voir la pièce de Y.Reza, Art.

© D.Desbornes. 2010 Tous droits réservés.

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Document N° 1

L'histoire d'un peintre.

Etude de Comment Wang-fô fut sauvé. M.Yourcenar.

Orientation de la réflexion avant la lecture du texte  :

Quatre personnages

 1) l'artiste, Wang-fô.          

 2 ) l'esthète n° 1, Ling

 3) l'esthète n° 2 , l'empereur du royaume de Han qui se trompe sur l'essence de l'art..   

 4 )le modèle, la femme de Ling.

 

1.  Les "YEUX"  de Wang, qu'ont-ils de particulier ?  Analysez la spécificité de son regard.

2.  Ses "MAINS" qu'ont-elles de particulier ? Quels types d'activité ? Avec quoi ?

3.  Définition de l'artiste à partir de ces remarques ?

4.  L'esthète Ling, que reçoit-il de l'artiste ? Pourquoi l'admire-t-il ?

5.  Que sacrifie-t-il à l'art ?

6.  Sur quoi le deuxième esthète (l'empereur) accuse-t-il l'artiste de lui avoir menti ?

7. En quoi se trompe-t-il sur l'essence de l'art ?

8.  Quelle est la nature de la souffrance du modèle (la femme de Ling) ?

9.  Wang-fô est-il mort ? Argumentez votre réponse.

10.  Lequel des deux pouvoirs est-il supérieur à l'autre, celui de l'empereur ou celui de l'artiste?

Le texte :   Comment Wang-fô fut sauvé.

"Le vieux peintre Wang‑Fô et son disciple Ling erraient le long des routes du royaume de Han.

  Ils avançaient lentement, car Wang‑Fô s'arrê­tait la nuit pour contempler les astres, le jour pour regarder les libellules. Ils étaient peu chargés, car Wang‑Fô aimait l'image des choses, et non les choses elles-mêmes, et nul objet au monde ne lui semblait digne d'être acquis, sauf des pinceaux, des pots de laque et d'encres de Chine, des rouleaux de soie et de papier de riz. Ils étaient pauvres, car Wang‑Fô troquait ses peintures contre une ration de bouillie de millet et dédai­gnait les pièces d'argent. Son disciple Ling, pliant sous le poids d'un sac plein d'esquisses, cour­bait respectueusement le dos comme s'il por­tait la voûte céleste, car ce sac, aux yeux de Ling, était rempli de montagnes sous la neige, de fleuves au printemps, et du visage de la lune d'été.

  Ling n'était pas né pour courir les routes au côté d'un vieil homme qui s'emparait de l'aurore et captait le crépuscule. Son père était changeur d'or ; sa mère était l'unique enfant d'un mar­chand de jade qui lui avait légué ses biens en la maudissant parce qu'elle n'était pas un fils. Ling avait grandi dans une maison d'où la riches­se éliminait les hasards. Cette existence soigneuse­ment calfeutrée l'avait rendu timide : il craignait les insectes, le tonnerre et le visage des morts. Quand il eut quinze ans, son père lui choisit une épouse et la prit très belle, car l'idée du bonheur qu'il procurait à son fils le consolait d'avoir atteint l'âge où la nuit sert à dormir. L'épouse de Ling était frêle comme un roseau, enfantine comme du lait, douce comme la salive, salée comme les larmes. Après les noces, les parents de Ling poussèrent la discrétion jusqu'à mourir, et leur fils resta seul dans sa maison peinte de cinabre, en compagnie de sa jeune femme, qui souriait sans cesse, et d'un prunier qui chaque printemps donnait des fleurs roses. Ling aima cette femme au cœur limpide comme on aime un miroir qui ne se ternirait pas, un talisman qui protégerait toujours. Il fréquentait les maisons de thé pour obéir à la mode et favorisait modérément les acrobates et les danseuses.

  Une nuit, dans une taverne, il eut Wang‑Fô pour compagnon de table. Le vieil homme avait bu pour se mettre en état de mieux peindre un ivrogne ; sa tête penchait de côté, comme s'il s'ef­forçait de mesurer la distance qui séparait sa main de sa tasse. L'alcool de riz déliait la langue de cet artisan taciturne, et Wang ce soir là parlait comme si le silence était un mur, et les mots des couleurs destinées à le couvrir. Grâce à lui, Ling connut la beauté des faces de buveurs estompées par la fumée des boissons chaudes, la splendeur brune des viandes inégalement léchées par les coups de langue du feu, et l'exquise roseur des taches de vin parsemant les nappes comme des pétales fanés. Un coup de vent creva la fenêtre ; l'averse entra dans la chambre. Wang‑Fô se pencha pour faire admirer à Ling la zébrure livide de l'éclair, et Ling, émerveillé, cessa d'avoir peur de l'orage.

   Ling paya l'écot du vieux peintre : comme Wang‑Fô était sans argent et sans hôte, il lui offrit humblement un gîte. Ils firent route ensemble ; Ling tenait une lanterne ; sa lueur projetait dans les flaques des feux inattendus. Ce soir là, Ling apprit avec surprise que les murs de sa maison n'étaient pas rouges, comme il l'avait cru, mais qu'ils avaient la couleur d'une orange prête à pourrir. Dans la cour, Wang-Fô remarqua la forme délicate d'un arbuste, auquel personne n'avait prêté attention jusque là, et le compara à une jeune femme qui laisse sécher ses cheveux. Dans le couloir, il suivit avec ravissement la marche hésitante d'une fourmi le long des crevas­ses de la muraille, et l'horreur de Ling pour ces bestioles s'évanouit. Alors, comprenant que Wang‑Fô venait de lui faire cadeau d'une âme et d'une perception neuves, Ling coucha respectueusement le vieillard dans la chambre où ses père et mère étaient morts.

Depuis des années, Wang‑Fô rêvait de faire le portrait d'une princesse d'autrefois jouant du luth sous un saule. Aucune femme n'était assez irréelle pour lui servir de modèle, mais Ling pouvait le faire, puisqu'il n'était pas une femme. Puis Wang-Fô parla de peindre un jeune prince tirant de l'arc au pied d'un grand cèdre. Aucun jeune homme du temps présent n'était assez irréel pour lui servir de modèle, mais Ling fit poser sa propre femme sous le prunier du jardin. Ensuite, Wang‑Fô la peignit en costume de fée parmi les nuages du couchant, et la jeune femme pleura, car c'était un présage de mort. Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang‑Fô faisait d'elle, son visage se flétris­sait, comme la fleur en butte au vent chaud ou aux pluies d'été. Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose: les bouts de l'écharpe qui l'étranglait flottaient mêlés à sa chevelure ; elle paraissait plus mince encore que d'habitude, et pure comme les belles célébrées par les poètes des temps révolus. Wang‑Fô la peignit une dernière fois, car il aimait cette teinte verte dont se recouvre la figure des morts. Son disciple Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant d'application qu'il oubliait de verser des larmes.

Ling vendit successivement ses esclaves, ses jades et les poissons de sa fontaine pour procurer au maître des pots d'encre pourpre qui venaient d'Occident. Quand la maison fut vide, ils la quit­tèrent, et Ling ferma derrière lui la porte de son passé. Wang‑Fô était las d'une ville où les visages n'avaient plus à lui apprendre aucun secret de laideur ou de beauté, et le maître et le disciple vagabondèrent ensemble sur les routes du royau­me de Han.

Leur réputation les précédait dans les villages, au seuil des châteaux forts et sous le porche des temples où les pèlerins inquiets se réfugient au crépuscule. On disait que Wang‑Fô avait le pouvoir de donner la vie à ses peintures par une dernière touche de couleur qu'il ajoutait à leurs yeux. Les fermiers venaient le supplier de leur peindre un chien de garde, et les seigneurs voulaient de lui des images de soldats. Les prêtres honoraient Wang‑Fô comme un sage ; le peuple le craignait comme un sorcier. Wang se réjouissait de ces différences d'opinions qui lui permettaient d'étudier autour de lui des expressions de gratitu­de, de peur, ou de vénération.

Ling mendiait la nourriture, veillait sur le sommeil du maître et profitait de ses extases pour lui masser les pieds. Au point du jour, quand le vieux dormait encore, il partait à la chasse de paysages timides dissimulés derrière des bouquets de roseaux. Le soir, quand le maître, découragé, jetait ses pinceaux sur le sol, il les ramassait. Lorsque Wang était triste et parlait de son grand âge, Ling lui montrait en souriant le tronc solide d'un vieux chêne ; lorsque Wang était gai et débitait des plaisanteries, Ling faisait humblement semblant de l'écouter. Un jour, au soleil couchant, ils atteignirent les faubourgs de la ville impériale, et Ling chercha pour Wang‑Fô une auberge où passer la nuit. Le vieux s'enveloppa dans des loques, et Ling se coucha contre lui pour le réchauffer, car le prin­temps venait à peine de naître, et le sol de terre battue était encore gelé. A l'aube, des pas lourds retentirent dans les corridors de l'auberge ; on entendit les chuchotements effrayés de l'hôte, et des commandements criés en langue barbare. Ling frémit, se souvenant qu'il avait volé la veille un gâteau de riz pour le repas du maître. Ne doutant pas qu'on ne vînt l'arrêter, il se demanda qui aiderait demain Wang‑Fô à passer le gué du prochain fleuve.

Les soldats entrèrent avec des lanternes. La flamme filtrant à travers le papier bariolé jetait des lueurs rouges ou bleues sur leurs casques de cuir. La corde d'un arc vibrait sur leur épaule, et les plus féroces poussaient tout à coup des rugis­sements sans raison. Ils posèrent lourdement la main sur la nuque de Wang‑Fô, qui ne put s'empêcher de remarquer que leurs manches n'étaient pas assorties à la couleur de leur man­teau.

Soutenu par son disciple, Wang‑Fô suivit les soldats en trébuchant le long des routes inégales. Les passants attroupés se gaussaient de ces deux criminels qu'on menait sans doute décapiter. A toutes les questions de Wang, les soldats répon­daient par une grimace sauvage. Ses mains ligo­tées souffraient, et Ling désespéré regardait son maître en souriant, ce qui était pour lui une façon plus tendre de pleurer.

Ils arrivèrent sur le seuil du palais impérial, dont les murs violets se dressaient en plein jour comme un pan de crépuscule. Les soldats firent franchir à Wang‑Fô d'innombrables salles carrées ou circulaires dont la forme symbolisait les saisons, les points cardinaux, le mâle et la femelle, la longévité, les prérogatives du pouvoir. Les portes tournaient sur elles‑mêmes en émettant une note de musique, et leur agencement était tel qu'on parcourait toute la gamme en traversant le palais de l'Est au Couchant. Tout se concertait pour donner l'idée d'une puissance et d'une subti­lité surhumaines, et l'on sentait que les moindres ordres prononcés ici devaient être définitifs et terribles comme la sagesse des ancêtres. Enfin, l'air se raréfia ; le silence devint si profond qu'un supplicié même n'eût pas osé crier. Un eunuque souleva une tenture ; les soldats tremblèrent comme des femmes, et la petite troupe entra dans la salle où trônait le Fils du Ciel.

C'était une salle dépourvue de murs, soutenue par d'épaisses colonnes de pierre bleue. Un jardin s'épanouissait de l'autre côté des fûts de marbre, et chaque fleur contenue dans ses bosquets appar­tenait à une espèce rare apportée d'au‑delà  les océans. Mais aucune n'avait de parfum, de peur que la méditation du Dragon Céleste ne fût troublée par les bonnes odeurs. Par respect pour le silence où baignaient ses pensées, aucun oiseau n'avait été admis à l'intérieur de l'enceinte, et on en avait même chassé les abeilles. Un mur énorme séparait le jardin du reste du monde, afin que le vent, qui passe sur les chiens crevés et les cadavres des champs de bataille, ne pût se permettre de frô­ler la manche de l'Empereur.

Le Maître Céleste était assis sur un trône de jade, et ses mains étaient ridées comme celles d'un vieillard, bien qu'il eût à peine vingt ans. Sa robe était bleue pour figurer l'hiver, et verte pour rappeler le printemps. Son visage était beau, mais impassible comme un miroir placé trop haut qui ne refléterait que les astres et l'implacable ciel. Il avait à sa droite son Ministre des Plaisirs Parfaits, et à sa gauche son Conseiller des Justes Tour­ments. Comme ses courtisans, rangés au pied des colonnes,  tendaient l'oreille pour recueillir le moindre mot sorti de ses lèvres, il avait pris l'habi­tude de parler toujours à voix basse.

‑ Dragon Céleste, dit Wang‑Fô prosterné, je suis vieux, je suis pauvre, je suis faible. Tu es comme l'été ; je suis comme l'hiver. Tu as Dix Mille Vies ;  je n'en ai qu'une, et qui va finir. Que t'ai‑je fait ? On a lié mes mains, qui ne t'ont jamais nui.

‑ Tu me demandes ce que tu m'as fait, vieux Wang‑Fô ? dit l'Empereur.

Sa voix était si mélodieuse qu'elle donnait envie de pleurer. Il leva sa main droite, que les reflets du pavement de jade faisaient paraître glauque comme une plante sous-marine, et Wang‑Fô, émerveillé par la longueur de ces doigts minces, chercha dans ses souvenirs s'il n'avait pas fait de l'Empereur, ou de ses ascendants, un portrait médiocre qui mériterait la mort. Mais c'était peu probable, car Wang‑Fô jusqu'ici avait peu fréquenté la cour des empereurs, lui préférant les huttes des fermiers, ou, dans les villes, les faubourgs des courtisanes et les tavernes le long des quais où se querellent les portefaix.

   ‑ Tu me demandes ce que tu m'as fait, vieux Wang‑Fô ? reprit l'Empereur en penchant son cou grêle vers le vieil homme qui l'écoutait. Je vais te le dire. Mais, comme le venin d'autrui ne peut se glisser en nous que par nos neuf ouvertures, pour te mettre en présence de tes torts, je dois te promener le long des corridors de ma mémoire, et te raconter toute ma vie. Mon père avait rassemblé une collection de tes peintures dans la chambre la plus secrète du palais, car il était d'avis que les personnages des tableaux doivent être soustraits à la vue des profanes, en présence de qui ils ne peuvent baisser les yeux. C'est dans ces salles que J'ai été élevé, vieux Wang‑Fô, car on avait organisé autour de moi la solitude pour me permettre d'y grandir. Pour éviter à ma candeur l'éclaboussure des âmes humaines, on avait éloi­gné de moi le flot agité de mes sujets futurs, et il n'était permis à personne de passer devant mon seuil, de peur que l'ombre de cet homme ou de cette femme ne s'étendît jusqu'à moi. Les quelques vieux serviteurs qu'on m'avait octroyés se montraient le moins possible ;  les heures tour­naient en cercle ;  les couleurs de tes peintures s'avivaient avec l'aube et pâlissaient avec le crépuscule. La nuit, quand je ne parvenais pas à dormir, je les regardais, et, pendant près de dix ans, je les ai regardées toutes les nuits. Le jour, assis sur un tapis dont je savais par cœur le dessin, reposant mes paumes vides sur mes genoux de soie jaune, je rêvais aux joies que me procurerait l'ave­nir. Je me représentais le monde, le pays de Han au milieu, pareil à la plaine monotone et creuse de la main que sillonnent les lignes fatales des Cinq Fleuves. Tout autour, la mer où naissent les mons­tres, et, plus loin encore, les montagnes qui supportent le ciel. Et, pour m'aider à me  représen­ter toutes ces choses, je me servais de tes peintu­res. Tu m'as fait croire que la mer ressemblait à la vaste nappe d'eau étalée sur tes toiles, si bleue qu'une pierre en y tombant ne peut que se chan­ger en saphir, que les femmes s'ouvraient et se refermaient comme des fleurs, pareilles aux créa­tures qui s'avancent, poussées par le vent, dans les allées de tes jardins, et que les jeunes guerriers à la taille mince qui veillent dans les forteresses des frontières étaient eux-mêmes des flèches qui pouvaient vous transpercer le cœur. A seize ans, j'ai vu se rouvrir les portes qui me séparaient du monde :  je suis monté sur la terrasse du palais pour regarder les nuage mais ils étaient moins beaux que ceux de tes crépuscules. J'ai commandé ma litière : secoué sur des routes dont je ne prévoyais ni la boue ni les pierres, j'ai parcouru les provinces de l'Empire sans trouver tes jardins pleins de femmes semblables à des lucioles, tes femmes dont le corps est  lui-même un jardin. Les cailloux des rivages m'ont dégoûté des océans ;  le sang des suppliciés est moins rouge que la grena­de figurée sur tes toiles ;  la vermine des villages m'empêche de voir la beauté des rizières ;  la chair des femmes vivantes me répugne comme la viande morte qui pend aux crocs des bouchers, et le rire épais de mes soldats me soulève le cœur. Tu m'as menti, Wang‑Fô, vieil imposteur : le monde n'est qu'un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes. Le royaume de Han n'est pas le plus beau des royaumes, et je ne suis pas l'Empe­reur. Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui où tu pénètres, vieux Wang, par le chemin des Mille Courbes et des Dix Mille Couleurs. Toi seul règnes en paix sur des monta­gnes couvertes d'une neige qui ne peut fondre, et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir. Et c'est pourquoi, Wang‑Fô, j'ai cherché quel supplice te serait réservé, à toi dont les sorti­lèges m'ont dégoûté de ce que je possède, et donné le désir de ce que je ne posséderai pas. Et pour t'enfermer dans le seul cachot dont tu ne puisses sortir, J'ai décidé qu'on te brûlerait les yeux, puisque tes yeux, Wang‑Fô, sont les deux portes magiques qui t'ouvrent ton royaume. Et puisque tes mains sont les deux routes aux dix embranche­ments qui te mènent au cœur de ton empire, j'ai décidé qu'on te couperait les mains. M'as‑tu compris, vieux Wang‑Fô ?

En entendant cette sentence, le disciple Ling arracha de sa ceinture un couteau ébréché et se précipita sur l'Empereur. Deux gardes le saisirent. Le Fils du Ciel sourit et ajouta dans un soupir :

 ‑ Et je te hais aussi, vieux Wang‑Fô, parce que tu as su te faire aimer. Tuez ce chien.

Ling fit un bond en avant pour éviter que son sang ne vînt tacher la robe du maître. Un des soldats leva son sabre, et la tête de Ling se détacha de sa nuque, pareille à une fleur coupée. Les serviteurs emportèrent ses restes, et Wang‑Fô, désespéré, admira la belle tache écarlate que le sang de son disciple faisait sur le pavement de pierre verte.

L'Empereur fit un signe, et deux eunuques essuyèrent les yeux de Wang‑Fô.

‑ Ecoute, vieux Wang‑Fô, dit l'Empereur, et sèche tes larmes, car ce n'est pas le moment de pleurer. Tes yeux doivent rester clairs, afin que le peu de lumière qui leur reste ne soit pas brouillée par tes pleurs. Car ce n'est pas seulement par rancune que je souhaite ta mort ;  ce n'est pas seulement par cruauté que je veux te voir souffrir. J'ai d'autres projets, vieux Wang‑Fô. Je possède dans ma collection de tes œuvres une peinture admirable où les montagnes, l'estuaire des fleuves et la mer se reflètent, infiniment rapetissés sans doute, mais avec une évidence qui surpasse celle des objets eux-mêmes, comme les figures qui se mirent sur les parois d'une sphère. Mais cette peinture est inachevée, Wang‑Fô, et ton chef-d'œuvre est à l'état d'ébauche. Sans doute, au moment où tu peignais, assis dans une vallée soli­taire, tu remarquas un oiseau qui passait, ou un enfant qui poursuivait cet oiseau. Et le bec de l'oi­seau ou les joues de l'enfant t'ont fait oublier les paupières bleues des flots. Tu n'as pas terminé les franges du manteau de la mer, ni les cheveux d'al­gues des rochers. Wang‑Fô, je veux que tu consacres les heures de lumière qui te restent à finir cette peinture, qui contiendra ainsi les derniers secrets accumulés au cours de ta longue vie. Nul doute que tes mains, si près de tomber, ne trembleront sur l'étoffe de soie, et l'infini pénétre­ra dans ton œuvre par ces hachures du malheur. Et nul doute que tes yeux, si près d'être anéantis, ne découvriront des rapports à la limite des sens humains. Tel est mon projet, vieux Wang‑Fô, et je puis te forcer à l'accomplir. Si tu refuses, avant de t'aveugler, je ferai brûler toutes tes œuvres, et tu seras alors pareil à un père dont on a massacré les fils et détruit les espérances de postérité. Mais crois plutôt, si tu veux que ce dernier commande­ment n'est qu'un effet de ma bonté, car je sais que la toile est la seule maîtresse que tu aies jamais caressée. Et  t'offrir des pinceaux, des couleurs et de l'encre pour occuper tes dernières heures, c'est faire l'aumône d'une fille de joie à un homme qu'on va mettre à mort.

Sur un signe du petit doigt de l'Empereur, deux eunuques apportèrent respectueusement la peintu­re inachevée où Wang‑Fô avait tracé l'image de la mer et du ciel. Wang‑Fô sécha ses larmes et sourit, car cette petite esquisse lui rappelait sa jeunesse. Tout y attestait une fraîcheur d'âme à laquelle Wang‑Fô ne pouvait plus prétendre, mais il y manquait cependant quelque chose, car à l'époque où Wang l'avait peinte, il n'avait pas encore assez contemplé de montagnes, ni de rochers baignant dans la mer leurs flancs nus, et ne s'était pas assez pénétré de la tristesse du crépuscule. Wang‑Fô choisit un des pinceaux que lui présentait un esclave et se mit à étendre sur la mer inachevée de larges coulées bleues. Un eunuque accroupi à ses pieds broyait les couleurs ; il s'acquittait assez mal de cette besogne, et plus que jamais Wang‑Fô regretta son disciple Ling.

Wang commença par teinter de rose le bout de l'aile d'un nuage posé sur une montagne. Puis il ajouta à la surface de la mer de petites rides qui ne faisaient que rendre plus profond le sentiment de sa sérénité, le pavement de jade devenait singuliè­rement humide, mais Wang‑Fô, absorbé dans sa peinture, ne s'apercevait pas qu'il travaillait les pieds dans l'eau.

Le frêle canot grossi sous les coups de pinceau du peintre occupait maintenant tout le premier plan du rouleau de soie. Le bruit cadencé des rames s'éleva soudain dans la distance, rapide et vif comme un battement d'aile. Le bruit se rapprocha, emplit doucement toute la salle, puis cessa, et     des gouttes tremblaient, immobiles, suspendues aux avirons du batelier. Depuis longtemps, le fer      rouge destiné aux yeux de Wang s'était éteint sur le brasier du bourreau. Dans l'eau jusqu'aux épaules, les courtisans, immobilisés par l'étiquette, se soulevaient sur la pointe des pieds. L'eau atteignit enfin au niveau du cœur impérial. Le silence était si profond qu'on eût entendu tomber des larmes.

                     C'était bien Ling. Il avait sa vieille robe de tous         les jours, et sa manche droite portait encore les traces d'un accroc qu'il n'avait pas eu le temps de réparer, le matin, avant l'arrivée des soldats. Mais il avait autour du cou une étrange écharpe rouge. Wang‑Fô lui dit doucement en continuant à peindre :

‑ je te croyais mort.

‑ Vous vivant, dit respectueusement Ling, comment aurais je pu mourir ? Et il aida le maître à monter en barque. Le plafond de jade se reflétait sur l'eau, de sorte que Ling paraissait naviguer à l'intérieur d'une grotte. Les tresses des courtisans submergés ondulaient à la surface comme des serpents, et la tête pâle de l'Empereur flottait comme un lotus.

‑ Regarde, mon disciple, dit mélancoliquement Wang‑Fô. Ces malheureux vont périr, si ce n'est déjà fait. Je ne me doutais pas qu'il y avait assez d'eau dans la mer pour noyer un Empereur. Que faire ?

‑ Ne crains rien, Maître, murmura le disciple. Bientôt, ils se trouveront à sec et ne se souvien­dront même pas que leur manche ait jamais été mouillée. Seul, l'Empereur gardera au cœur un peu d'amertume marine. Ces gens ne sont pas faits pour se perdre à l'intérieur d'une peinture.

    Et il ajouta

‑La mer est belle, le vent bon, les oiseaux marins font leur nid. Partons, mon Maître, pour le pays au‑delà des flots.

‑ Partons, dit le vieux peintre.

Wang‑Fô se saisit du gouvernail, et Ling se pencha sur les rames. La cadence des avirons emplit de nouveau toute la salle, ferme et régulière comme le bruit d'un cœur. Le niveau de l'eau diminuait insensiblement autour des grands rochers verticaux qui redevenaient des colonnes. Bientôt, quelques rares flaques brillèrent seules dans les dépressions du pavement de jade. Les robes des courtisans étaient sèches, mais l'Empe­reur gardait quelques flocons d'écume dans la frange de son manteau.

Le panneau achevé par Wang‑Fô était posé contre une tenture. Une barque en occupait tout le premier plan. Elle s'éloignait peu à peu, laissant derrière elle un mince sillage qui se refermait sur la mer immobile. Déjà, on ne distinguait plus le visage des deux hommes assis dans le canot. Mais on apercevait encore l'écharpe rouge de Ling, et la barbe de Wang‑Fô flottait au vent.

La pulsation des rames s'affaiblit, puis cessa, oblitérée par la distance. L'Empereur, penché en avant, la main sur les yeux, regardait s'éloigner la barque de Wang qui n'était déjà plus qu'une tache imperceptible dans la pâleur du crépuscule. Une buée d'or s'éleva et se déploya sur la mer. Enfin, la barque vira autour d'un rocher qui fermait l'en­trée du large ; l'ombre d'une falaise tomba sur elle ; le sillage s'effaça de la surface déserte, et le peintre Wang‑Fô et son disciple Ling disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que Wang‑Fô venait d'inventer."

Document N° 2

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VELASQUEZ   (1599-1660)         Les Ménines. (1656)

Un peintre, Vélasquez, "se représente en train de représenter" cf. Foucault. Mais il substitue doublement à notre regard l'objet de sa représentation :  nous ne voyons ni ce qu'il voit, ni ce qu'il représente? Puisque le modèle est à l'extérieur du tableau, et le tableau qu'il peint, à l'intérieur de son tableau, nous est présenté à l'envers.

"La fascination de l'œuvre tient à la complexité des rapports spatiaux et au jeu des regards" cf. Foucault. Nous regardons un peintre et des personnages, qui à leur tour nous regardent. La relation paraît être de simple réciprocité, bien que les uns soient réels et les autres irréels, nous sommes des deux côtés regardés et regardants. En réalité, le lien d'échange est beaucoup plus riche. Le croisement des regards est d'une extrême subtilité : le peintre regarde un objet absent du tableau, mais présent dans son regard, et dont nous occupons par effraction la place. Justement, le fait que le regard du peintre et celui des personnages nous renvoient à cet espace vide, à l'extérieur du tableau, rend possible un "jeu  indéfini de substitutions" cf Foucault, et de métamorphoses. Chaque spectateur devient un modèle possible.

De là à penser que dans le regard du peintre tous les modèles s'équivalent, il n'a y a qu'un pas. Mais, le message ne va-t-il pas plus loin ?

En effet, un miroir, situé en profondeur, au centre, et au milieu des tableaux peints dans le tableau, reflète dans une lumière tamisée les modèles vus par le peintre, et nous en révèle l'identité : Le ROI et la REINE !

Renvoyer les monarques, derrière tout le monde, dans un espace virtuel, en dessous de son propre chef, n'est-ce pas un crime, à peine voilé, de lèse-majesté ?

Mais en fait qui est souverain ici ?

Le Maître qui ordonne la représentation et qui crée des images pour l'éternité, n'a-t-il pas une puissance et une souveraineté infiniment supérieures à ceux qui ne détiennent que le pouvoir temporel, irréel parce qu'éphémère? Le maître de la représentation tenant son pinceau comme un sceptre semble dire que "Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner" cf. Yourcenar, est celui qu'il invente et crée, tel un dieu, avec le génie de son regard et la maîtrise de son pinceau.

Ce tableau semble revendiquer le statut souverain de l'artiste, et l'empereur de Chine (cf. texte de M.Yourcenar) avait quelque raison d'être jaloux du peintre Wang-Fô.

Document N°3

Texte de BERGSON   " l'artiste "voit" mieux"

" La philosophie n'est pas l'art, mais elle a avec l'art de profondes affinités. Qu'est-ce que  l'artiste ? C'est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c'est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d'habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons ce sont des conventions interposées entre l'objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l'objet et de le distinguer pratiquement d'un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l'usage pratique et les commodités de la vie et s'efforcera de voir directement le réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. Mais ce sera aussi un philosophe, avec cette différence que la philosophie s'adresse moins aux objets extérieurs qu'à la vie intérieure de l'âme."    

D.Desbornes. 2013.