Découverte de la philosophie
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Le Banquet

1. Discours de Pausanias

2. Discours d’Aristophane

3. Discours de Socrate

L'un des textes les plus célèbres de Platon. Presque tous les grands auteurs l'ont lu et commenté en particulier Freud.

Premier exemple de pluridisciplinarité sur le thème de l'amour.

Chaque interlocuteur parle d'un point de vue différent.

Il sera intéressant de repérer le niveau de conscience, de chercher dans chaque discours quelle idéologie, quels fantasmes circulent, quelle représentation du monde, quel système de valeurs sont exprimés.

1. Discours de Pausanias

Pausanias est un intellectuel, qui en se référant à des archétypes, propose une justification théorique et une louange de la pédérastie en Grèce.

1. La double nature de l'amour : 180 c – 182 a               

L"uranien" (=céleste) et le "pandémien" (= vulgaire.

a)  Postulat de base : puisque dans la mythologie grecque, il est fait mention de deux Aphrodites (Vénus chez les Romains), mères d'Eros le dieu de l'amour, il doit donc exister deux sortes d'amours.
Analyse de ces deux archétypes.

L'Aphrodite uranienne

c'est à dire "céleste" a une naissance très singulière. En effet, elle est née à partir de trois personnages de nature identique : Chronos tranche le sexe de son père Ouranos, le dieu du ciel. Le sexe en tombant dans l'océan (Okéanos considéré comme un dieu), le féconde. Aphrodite émerge des ondes. Masculin, pureté, élite, similitude, qualité, fidélité, solidité, maturité, intelligence, intériorité, honneur, discipline, vertu, pouvoir …. Toutes ces qualités se trouvent du côté de l'Aphrodite céleste qui est respectable et symbolisent un amour masculin respectable.

L'Aphrodite pandémienne

c'est à dire populaire, naît d'une manière beaucoup plus "normale". Zeus, trompant sa femme Héra, séduit une très jeune mortelle, Dioné. Celle-ci met bientôt au monde la deuxième Aphrodite, la "vulgaire". Féminin, impureté, vulgarité, altérité, quantité, adultère, caprice, infantilité, sottise et ignorance, superficialité, bassesse, paresse, débauche, faiblesse impuissance ….  Tous ces défauts se trouvent du côté de l'amour populaire qui est méprisable.

b) Le déni de la mère

Un fils et son père engendrent à travers l'Océan. L'engendrement  peut se faire sans la femme. L'Aphrodite céleste n'a pas de mère. Le père procrée (désir d'enfanter), grâce à son fils, mais par le biais d'une castration. La présence de la femme est voilée et niée puisque Okéanos est considéré comme un dieu masculin. Alors que l'océan est une figure déguisée de la mère, l'amnios cosmique, le symbole du liquide amniotique qui entoure l'enfant dans le ventre de sa mère. Cet océan avaleur de phallus serait d'après les psychanalystes contemporains l'image de la mère phallique castratrice, et de ce fait virilisée. On retrouve dans cette situation le schéma freudien classique de la névrose : refus de la mère castratrice, peur du désir donc castration, et identification au père. L'idéologie de Pausanias est élitiste, sexiste, gérontocratique et ethnocentriste.

Résumé :

Amour céleste

Amour vulgaire

Trois dieux

Un dieu et une mortelle

Trois être masculins (pas de femme)

Un homme et une femme;

Trois "vieux"

Un être mûr et un être jeune.

"Homo" = pareils

"Hétéro" = différents

Esprit / sagesse

Corps / plaisir.

Noblesse, honneur,  gratuité

Bassesse, Vénalité, intérêt.

Eternel, durabilité, fidélité

Ephémère, instable, infidélité

Discipline, force, pouvoir

Passivité, faiblesse, obéissance

Chef, Maître, civilisé;

Esclaves, Barbares

c) Le statut de la femme en Grèce

Civilisation patriarcale, qui privilégie le masculin. La beauté, l'intelligence, la parole, le pouvoir sont masculins. La femme n'a aucune valeur, aucun droit. Elle est enfermée dans le "gynécée" = maison des femmes. Elle est utilisée exclusivement pour la procréation. Elle élève les enfants. Elle ne reçoit aucune instruction ni aucune éducation. Elle ne sort pas, ce sont les hommes qui vont au marché. Elle n'a guère de choix d'existence. Il n'existe que quatre statuts possibles pour les femmes :

  1. le mariage et l'élevage des enfants (à partir de 7 ans l'éducation des garçons revient aux hommes)

  2. la prostitution sacrée dans les temples consacrés à Aphrodite .

  3. la consécration à Zeus, comme vestales (chasteté) dans ses temples.

  4. Le statut d'hétaïre : une hétaïre est une femme très belle et très cultivée (exception rarissime) qui se fait entretenir à grands frais. Aspasie était l'hétaïre de Périclès.

d) Permanence du clivage céleste/ vulgaire dans notre civilisation

Les archétypes : Eve / Marie  symboles de la prostituée qui n'engendre que luxure et désordre, et de la sainte, vierge et rédemptrice. Ou encore  la bête et l'ange.

2. Les différents jugements sur l'amour pédérastique. (182 b – 183 d)

a)  A Sparte et en Béotie il est négatif

b) En Ionie et chez les "Barbares"

Chez les Barbares, le régime dominant est la tyrannie. Cela implique une double dépravation :

- Le tyran est un autocrate cruel, violent, égoïste dominé par sa volonté de puissance sans limite. Il méprise son peuple et a intérêt à le maintenir dans un état d'ignorance et de soumission absolues.

- Le peuple de son côté est vil du fait qu'il accepte cette soumission sans oser se révolter. Il réagit comme un esclave avec lâcheté et paresse.

Le jugement d'un peuple sot et dépravé, non seulement n'a aucune valeur, mais comme dans un raisonnement par l'absurde, il mettrait en valeur ce qu'il condamne.

c) Finalement en condamnant la tyrannie qui condamne la pédérastie, Pausanias réhabilite la pédérastie.

La pédérastie est une garantie contre la tyrannie. Elle est fondée sur la liberté de choix, la tendresse, la générosité. Elle favorise la solidarité entre les hommes, la liberté, et en bref l'idéal démocratique et aristocratique.

3. Justification de l'amour pédérastique. (183 d –185 e)

Le culte de la beauté et de la virilité.

Misogynie en Grèce. Le monde masculin est clos, la femme en est exclue. La véritable beauté est virile. La virilité parfaite est incarnée par la beauté d'un corps athlétique et une éducation soignée, qui n'a rien à voir avec l'instruction proprement dite. L'apprentissage de la lecture et de l'écriture se fait par un esclave qui est payé pour cette tâche. La virilité du corps se travaille au gymnase où les hommes pratiquent le sport dans la nudité. Ce qui favorise les contacts physiques. La transmission et la pratique de la culture ont lieu dans des clubs et des banquets où l'on parle et où l'on échange des idées.

L'amour pédérastique se fonde sur une émulation entre hommes, et part d'une inégalité, ou hiérarchie naturelle : d'une part, l'homme "fait", mûr, aîné, objet d'admiration, l'éraste, et d'autre part l'adolescent, homme en devenir, ou éromène, qui a besoin d'être guidé vers l'adultat avec fermeté et tendresse. Cette pédagogie utilise l'admiration d'un modèle et son imitation.

La sexualité en Grèce.

La pédérastie n'est pas l'homosexualité comme nous l'entendons aujourd'hui.

Les relations sont certes sensuelles mais soumises à une sorte de code de l'honneur. L'éraste (= l'amant) doit respecter le corps de l'éromène(= l'aimé). La finalité de leur relations est l'acquisition d'une noblesse du cœur et de l'âme. L'éraste ne doit pas rechercher son propre plaisir égoïste ni profiter du corps de l'éromène. Il devait probablement s'agir d'un flirt poussé d'un partage initiatique de la virilité pour accompagner la virilisation du jeune homme. Les Grecs avaient un certain dégoût pour la pénétration. Les relations se terminaient lorsque la barbe de l'éromène commençait à pousser.

Le texte de Pausanias pose néanmoins problème. Il affirme en effet que "tout est permis" en certaines occasions. Serait-ce une manière d'affirmer que "la fin justifie les moyens" ?

Pausanias reconnaît qu'il existe deux sortes d'amours : l'amour noble et l'amour vulgaire.

L'amour noble dont la fin est céleste. Le but est généreux et élevé: le bien de l'éromène et il est durable. Il répond à trois caractères : 1. Il est visible c'est à dire qu'il peut s'afficher sans honte. 2. Il se situe dans un milieu noble.  3. Il peut se manifester à travers un "grain de folie", mais il est stable. Il est noble même si l'éraste s'est illusionné sur la qualité de l'éromène (seule l'intention compte)

L'amour vulgaire est intéressé, du côté de l'éraste et du côté de l'éromène. Il se caractérise par la quête exclusive du plaisir physique, de l'argent, de l'ambition. La conquête est rapide, instable et débauchée. Elle s'apparenterait à ce que l'on appelle aujourd'hui le "donjuanisme".

Conclusion

Finalement, ce discours nie le désir et l'existence de l'autre. Conception narcissique et entropique de l'ordre qui réduit à l'homogène, au pareil.

Idéologie sexiste, phallocrate, gérontocratique, élitiste, hétérophobe et homophile …

Le clivage proposé par Pausanias entre les hommes est à la fois culturel, politique, intellectuel, moral, sexuel, esthétique, …Il témoigne d'un refus absolu et du mépris du différent sous toutes ses formes. En cours de route, n'aurait-on pas perdu l'amour et rencontré beaucoup de haine ?

Le culte des deux Aphrodite à Athènes ne correspond pas la théorisation de Pausanias. A Athènes, les prostituées, et les courtisanes en mal de maris vénèrent l'Aphrodite uranienne.

Le clonage reproductif aujourd'hui permettrait de réaliser en partie les fantasmes de certains "Pausanias" narcissiques !

2. Discours d’Aristophane

Aristophane n’a pas pu parler plus tôt, il était ivre et avait le hoquet. Il est encore ivre.

Il est présenté comme un comique, un homme qui rit et qui craint de dire des choses ridicules. Il invente en effet une histoire qui fait rire. Il fabule. Si, comme le dit Freud, dans l’ivresse la censure est endormie, fragmentée, alors des pans de l'inconscient se révèlent. Cf. In vino veritas, la vérité est dans le vin. Il est alors intéressant de décoder dans le discours d’Aristophane les fantasmes, les archétypes qui nous concernent et qui appartiennent à inconscient collectif.

Il parle "autrement" et cette altérité est riche de symboles.  Elle permet d'exprimer un désir universel, celui du double.

L'initiation à la puissance de l’amour est reliée au caché, au mystère. Elle implique une démarche particulière, le détour par le langage du mythe.

L’ANTHROPOGONIE D’ARISTOPHANE (anthropogonie = genèse, origine de l’humanité)

"Jadis" renvoie à l'uchronie, c’est-à-dire à un temps qui n'existe nulle part, non localisable dans le passé. C'est celui des contes de fées : "Il était une fois …".

Avant c’était "mieux" (cf. en Grèce le mythe de l’âge d’or. Les choses ne font qu’empirer en s'accélérant : après l'âge d'or, il y a eu l'âge d'argent, celui du bronze, et enfin l'âge de fer, celui dans lequel nous sommes. (voir dans la rubrique "textes" le récit d'Hésiode.)
 Cf. chez Platon, le mythe du "pendule de torsion" : lorsqu'on enroule un pendule autour d'un fil, il commence à se dérouler dans l'autre sens, lentement, puis de plus en plus vite. C'est sur ce modèle que se déroule le temps.

1. Les "boules" originelles

Les êtres humains étaient doubles. Ils se présentaient comme de grosses boules avec deux visages tournés vers l'extérieur, quatre bras et quatre jambes, deux sexes, eux aussi vers l'extérieur. Ils se suffisaient à eux-mêmes et se sentaient tout-puissants.

 "L'œuf",  le cercle, la sphère

L’idée d’un monde clos sur lui-même est un symbole que l’on retrouve dans le monde entier, il y a une fascination pour ce symbole. Le cercle est symbole de perfection : l'œuf cosmique en Inde, l'œuf des orphiques, des pythagoriciens (à l’origine de l’univers un point grossit en absorbant le vide), l'œuf de Pâques, etc.

Même au XX° siècle on retrouve ce symbole avec "l’atome primordial" en astrophysique ou encore chez Castañeda : "Les hommes apparaissent pour ceux qui “voient” comme des œufs lumineux composés de quelque chose de semblable à des fibres de lumière […] qui jaillissaient de la région autour du nombril."

Platon, dans le Timée, décrit une anthropogonie mythique : nous ne sommes d’abord qu’une tête de forme sphérique. Pour qu'elle ne roule pas sur le sol le démiurge lui a fabriqué le corps afin de la porter haut. 

Dans le texte d'Aristophane la structure rayonnante des bras et des jambes (8 en tout) permet la comparaison avec les astres.

2. Les trois sexes

Au commencement il existait trois espèces :

1. Le Masculin

Les  deux parties de la boule sont de sexe masculin.

2. L'Androgyne

 (= Masculin/féminin), une partie femme, une partie homme.  

3. Le Féminin

Les deux parties sont de sexe féminin.

3. Le code astronomique-astrologique

(Les deux sont inséparables pour Platon).

Postulat : Il existe un parallélisme entre le macrocosme et le microcosme. ("Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas") Puisqu'il y a plusieurs types d’énergie dans le ciel – celles du soleil de la lune et de la terre - il y a nécessairement l’équivalent sur la terre. Donc il y a trois types d’êtres humains à l’origine (les choses se dégradent ensuite), que l'on va pouvoir classer selon le modèle céleste.

Le Soleil :

Emetteur d'énergie

 

Symbole du masculin

La Lune :

- Réceptrice de l'énergie solaire donc féminine
 - Emettrice : elle la reflète vers la terre, donc masculine.

Symbole de l'androgyne

La Terre :
 
 Réceptrice de l'énergie du soleil et de celle de la terre.

 

Symbole du féminin

4. L'androgynat                            

Le fantasme de l’androgynat est universel : idée qu’à l’origine chaque être était bisexué, donc qu’il se suffisait à lui-même.

* On trouve chez les Grecs le mythe selon lequel on naît de l’œuf primordial moitié terre moitié ciel.

* Dans les religions nordiques, en Chine, en Égypte, en Iran, en Inde, on représente des dieux moitié homme moitié femme, Hari-Hara, Çiva androgyne, Yin-Yang etc.

* Les alchimistes appellent "Rebis" une pierre philosophale qui est dite mâle et femelle, en forme d’œuf. C’est l’androgyne qui polarise le ciel et la terre.

* Dans l’Evangile de saint Thomas, on trouve : "Lorsque vous ferez les deux [êtres] un, et que vous ferez le dedans comme le dehors, et le dehors comme le dedans, et le haut comme le bas. Et si vous faites le mâle et la femelle en un seul afin que le mâle ne soit plus mâle et que la femelle ne soit plus femelle, alors vous entrerez dans le royaume."

* C’est enfin un thème essentiel de la psychanalyse : Freud et Jung affirment qu’il y a une bisexualité psychique en tout être humain (chez Jung c'est l'animus et l'anima).

Les fantasmes d’androgynat apparaissent très nettement dans les névroses.

5. La Faute originelle

Les hommes, pleins d’« insolence », « attaquent les dieux » et « escaladent le ciel ». Ces grosses boules se sentent toutes-puissantes, capables d’affronter le divin. Thème de l’orgueil, de l’hybris, c’est-à-dire de l’excès, de la démesure. D’où naît la rivalité avec les Immortels.

Dans la Genèse l’on retrouve ce même désir d'égaler le divin,  de "devenir comme des dieux."  Les psychanalystes constatent qu’Androgynat, toute-puissance et immortalité sont liés dans les fantasmes.

6. La punition de Zeus : la division

La division, le clivage, la coupure en deux. Zeus menace même de couper les hommes en quatre, ce qui les ferait marcher à cloche-pied ! (Dans la Bible, il y a aussi une cassure, un peu différente : c’est l’expulsion du Paradis, c’est-à-dire une rupture de la relation avec Dieu, qui entraîne la séparation.)

Cette punition entraîne l’apparition d’un vide, d’une béance, d’un espace impossible à combler entre moi et moi-même, donc crée :

1) une faiblesse (la moitié de moi est moins puissante que moi) ;

2) une douleur, un désir (idée que le manque est à l’origine du désir). Mais cette souffrance est apparemment sans remède. La coupure est chirurgicale, irréversible. Cf. chez Winnicott : « l’espace interstitiel » ; chez Michel-Ange : l’Adam de la Création et l’espace qui sépare sa main de celle de Dieu ; le mythe de Tantale, dont la main est à jamais séparée du fruit. Impossible rencontre, impossible satisfaction du désir, implacable solitude : telle est l’essence de la punition. Il s’agit d’un mouvement centrifuge vécu comme un démembrement, comme une passion douloureuse et insupportable.

Remarquer la différence entre la Bible et Le Banquet : dans la Bible, le clivage du premier homme en deux (Adam et la côte), qui entraîne la création d’un semblable, d’un alter ego, est vécu comme quelque chose de bon : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (le mal, c’est la séparation d’avec Dieu, la cassure d’une relation). Il faut voir que cette division est positive car créatrice de multiplicité, elle est processus de création du monde : les premières cellules se reproduisaient (et se reproduisent encore)  par scissiparité. 

Pour Aristophane, cette apparition du multiple est vécue sur le mode d’un démembrement de l’Être, donc d’une dégénérescence : l’Être s’éparpille. L’idée sous-jacente est qu’il faut aller à contre-courant et réunifier - ce mouvement est-il celui d’Éros ? – par un mouvement centripète.

6. La pitié de Zeus

Zeus a recours à la chirurgie esthétique d’Apollon !

Plan de l’opération :

1. Ramasser la peau et la nouer sur le ventre « comme une bourse à courroie », l’orifice représentant le nombril.

2. Tourner le visage du côté de la coupure afin de contempler le souvenir de la punition (le nombril), et donc de rester humble (c’est de la menace).

3. Ajouter une décoration, la poitrine, par un souci d’esthétique (N.B. le sexe est resté dans le dos !).

7. Le nombril (= omphalos).

Il s’agit d’un lieu privilégié, qui a une grande importance symbolique : c’est la trace de ce qui reliait à quelqu’un d’autre, mais en même temps le signe qu’on n’est plus relié ; le cordon ombilical a été coupé, le nombril est ce qu'il en reste. (En Grèce, chez les garçons, le cordon ombilical était coupé loin, pour que le nombril reste proéminent, en signe de virilité.) Le nombril était considéré comme le centre de l’être. Chez les Japonais, le hara est un centre d’énergie situé derrière le nombril, un peu en dessous, cf. le "hara-kiri", suicide japonais. Certains lieux sont considérés comme le nombril du monde : Delphes, le mont Méru dans la mythologie indienne, le temple de Jérusalem, autant de centres du monde, c’est-à-dire aussi de lieux où l’homme est relié au surnaturel. Il s’agit d’un symbolisme axial.

8. L’Éros impossible

Les demi-boules se cherchent, « s’enlacent », mais la coupure est définitive et leur fusion est impossible : elles parviennent seulement à une juxtaposition. Ici l’amour, qui n’est pas sexué, est chaste. Les organes sexuels étant derrière, le désir n’est pas satisfait, ce qui entraîne à la fois une souffrance incessante et l’extinction des individus. L’espèce, qui ne se propage plus, est vouée à la mort : est-ce que par hasard cette force qui pousse un être à l’immobilité et à la mort ne serait pas Thanatos, c'est à dire liée à la pulsion de mort ?

9. La ruse de Zeus !      

« Il transpose les organes […] devant », et le tour est joué ! Les hommes sont piégés ! D’abord, c’est une grande révolution, parce qu’on passe d’une reproduction non sexuée, chtonienne (les hommes naissaient comme les cigales, de la terre) à une reproduction sexuée : « le mâle dans la femelle ». Enfin la fusion devient possible ! enfin le désir connaît la satiété. Oui mais cette fusion n’a rien à voir avec la reconstitution de la « boule originelle » ! Elle ne concerne qu’une zone ponctuelle, celle du sexe, de la génitalité et ne dure qu’un instant  après lequel les deux moitiés sont à nouveau séparées. Bien plus, alors que le désir était de passer de deux à un, la reproduction fait passer à trois !!! Et voilà qu’on est utilisé par Zeus au service de la propagation de l’espèce. On désirait une réduction, on obtient un accroissement ! Le plaisir nous est offert. La reproduction sexuée est donc décrite dans ce texte comme une « ruse » des dieux à l’origine de l’amour. « C’est de ce moment que date l’amour inné des hommes les uns pour les autres. » La génitalité apparaît comme une compensation d’une unité fusionnelle à jamais perdue. Elle permet d’annuler – provisoirement - la coupure, le temps. L’union sexuelle donne l’illusion du retour à notre « antique nature ». Elle fait croire à une éphémère réversibilité. Comment déjouer le piège ?

10. L’évolution des trois sexes originels et leur réduction progressive

Maintenant, chacun continue de chercher sa moitié. Pourquoi les moitiés androgynes sont-elles adultères ? Parce que ce sont les seules à qui la possibilité d’une fusion ponctuelle avec plaisir soit donnée. Pas besoin de retrouver sa vraie moitié originelle. Le piège marche bien : le désir fonctionne de manière autonome avec n’importe quelle moitié complémentaire. Donc n’importe quel homme peut satisfaire son désir de fusion avec n’importe quelle femme, et inversement, sans se connaître, puisque le plaisir est à la clé.
Aristophane sépare désir et amour. Il va de soi que seule l’espèce Androgyne se reproduit
Les deux autres espèces, les homosexuels, n'étant pas féconds, ont tendance à disparaître, en tout cas, ils sont moins nombreux.

11. Distribution des fonctions par rapport aux sexes (politique et astronomie).

1. Les moitiés de mâle, qui sont « les meilleurs », se consacrent au gouvernement des États, dont ils sont les chefs. Étant d’essence solaire et rayonnante, à eux revient la place d’honneur d’où ils gouvernent.

2. Les moitiés androgynes sont les féconds. Ils sont donc au service de la propagation de l’espèce et de tout ce qui touche à la fécondité et à l’agriculture. Il s’agit du peuple, qui est d’essence lunaire (cf. croyance dans le rôle de la lune pour tout ce qui touche à l’agriculture, aux naissances, etc.).

3. Les moitiés de femelle (Aristophane n’en dit rien !) : peut-on compléter le tableau logiquement en disant qu’elles sont d’essence terrienne, et auraient donc à s’occuper des tâches les plus ingrates ? Aristophane entend-il les reléguer au rang de servantes voire d’esclaves ?

12. Le rêve de l’Héphaïstos soudeur (= Vulcain, dieu des forgerons).

Le vœu de tous les amants est d’être fondu, soudé avec l’autre pour l’éternité. Héphaïstos est l’anti-Zeus, le réparateur, qui remédie à la terreur de la division. On peut reconnaître en lui ce que Freud appelle le désir de régression, le retour à l’œuf immobile, ou le désir de Nirvana. Cette quête de l’indifférencié n’est-elle pas une figure du désir de redevenir fœtus, de ne pas être né, du refus de vivre, de ce que Freud appelle pulsion de mort ? Il est curieux que Thanatos puisse être confondu avec Éros : seraient-ils frères jumeaux ?

Conclusion

En repérant les différents fantasmes qui circulent dans ce mythe, on trouve l’œuf, le stade fœtal, les archétypes : animus et anima, la bisexualité. Si l'on se réfère à la critique jungienne, on y voit l’archétype du double, la gémellité, l’alter ego identique à soi.

La thèse de l'auteur affirme que 

-  le "même" est supérieur à "l'autre", et que

- le "masculin" est supérieur au "féminin" (c’est un homme qui parle), elle peut être considérée comme l’expression d’un narcissisme primaire (Narcisse se noie pour s’être trop aimé et trop approché de son reflet dans l’eau).

Peut-être s’agit-il de la projection d’un psychisme immature : une solitude et une unicité non assumées. Un psychisme qui a besoin de se consolider dans un effet de miroir, une projection du double.

C’est une conception de l’amour fondée sur un manque, une imperfection, une faiblesse, et qui déclenche une force centripète, un repli sur soi, une immobilité, une fermeture au monde, et qui conduit à la mort. On a peut-être parlé d’une force, oui, mais n’est-elle pas contraire à l’amour ?

On ne cerne pas l’essence de l’amour le discours de Socrate va y remédier ...

3. Discours de Socrate

Socrate est l'avant-dernier à prendre la parole. Il en  profite pour critiquer ironiquement les autres discours. Ces discours sont peut-être beaux, ils font l'éloge de l'amour, ils relèvent de la rhétorique, de la poésie, de l'imagination, mais pas  de la philosophie. Ce que le philosophe cherche, c'est la vérité sur l'amour c'est à dire son essence à partir d'un raisonnement. Cette réflexion passe comme d'habitude par un dialogue au cours duquel Socrate conduit son interlocuteur à "accoucher" de ce qu'il sait (sans le savoir).

La démarche de Socrate comprend deux temps :

I.  Ce qu'est l'amour, son essence.

II. A quoi il sert ou la fonction de l'amour.

III. L'amour et l'absolu : Dialectique de l'amour.

I. Analyse de l'amour (ou EROS)

 

  • L'amour est toujours amour de quelque chose ou de quelqu'un. Il a un objet. Il met en relation deux êtres. Cette notion appartient donc à la catégorie du relationnel, ou encore du médiat, médiation, médiateur. L'amour est un trait d'union.

  • L'amour s'exprime par le désir. Il est tension vers un être ou un objet. Cela suppose un vide, un non-être ou un non-avoir, en bref, un manque. (Au XIX° Hegel reprend cette théorie.) On ne peut désirer une qualité, une valeur, le courage, le bonheur ou un objet, l'or, le bon vin,  que si on ne les possède pas.

  • Affirmation d'un axiome : L'amour est nécessairement amour de la beauté. La beauté n'est pas nécessairement physique. Elle peut se confondre avec la beauté de l'âme ou la bonté ou même la beauté de la vérité. (L'on peut se demander si un être est désiré parce qu'il est beau ou s'il est perçu comme beau parce qu'il est désiré : cf. Théorie freudienne de la cristallisation.)

  • Conséquence logique : si l'amour vient d'un manque et si l'amour désire la beauté, alors   c'est qu'il n'a pas l'objet qu'il désire, donc nécessairement il n'est pas beau.

Résumé des points acquis : Amour = tension vers quelque chose de beau, qu'on n'a pas en soi, donc implique dépassement, progrès.

Apparition de Diotime dans ce banquet, d'où toutes les femmes ont été exclues, ni les épouses, ni les concubines ne sont jamais invitées, les danseuses ont été éloignées. Socrate réintroduit le féminin, à travers cette femme à qui il donne une place d'honneur puisqu'il lui donne la PAROLE. Il la présente comme son initiatrice c'est à dire son "maître". Comme s'il voulait dire qu'en ce qui concerne l'amour, les femmes ont aussi et surtout leur mot à dire. Dans cette assemblée où triomphe une idéologie qui valorise le "même", Socrate introduit le discours de "l'autre". Diotime est vieille parmi ces hommes relativement jeunes, elle est étrangère, elle vient de Mantinée. Est-ce un lieu imaginaire, est-elle une fiction, le double féminin de Socrate ?

Diotime est présentée comme ayant été prêtresse de Zeus. Est-elle une dernière figure de ces traditions  antiques où les femmes détenaient des connaissances ésotériques comme la vieille fileuse du conte de La Belle au bois dormant ?

Humilité de Socrate, ce qu'il sait, il l'a appris de quelqu'un d'autre. Même si les vérités essentielles sont au fond de nous, il nous faut un initiateur pour nous apprendre à y accéder. Socrate ne nous expose pas le résultat de sa connaissance, il nous fait parcourir le cheminement dialectique…

 L'analyse de l'amour se poursuit, par le relais de Diotime :

L'amour appartient à la catégorie du mixte = mélange, milieu, intermédiaire. Cela implique une conception ternaire, un monde à trois étages. Cf. la Caverne : caverne, mur, monde intelligible. Ce qui se trouve entre la caverne et le monde intelligible à la fois les sépare et les  relie. Il en est de même pour l'amour. Il appartient à ce monde intermédiaire qui est celui des "démons".

Attention, en Grèce un démon n'a rien à voir avec le "démon" de la tradition judéo-chrétienne, ange rebelle, qui s'est révolté contre Dieu, cause du mal dans le monde. Le daimôn grec est d'abord un être divin ou ressemblant aux dieux par un certain pouvoir. Par la suite, le "démon" ou "daimôn" est devenu synonyme de volonté ou de génie. Le daimôn de Socrate était une sorte de faculté supérieure ou d'intuition ou d'illumination, qui le reliait directement à un monde supérieur.

Invention d'un mythe

Pour illustrer l'essence mixte de l'amour, Diotime invente une genèse de l'éros. Il naît d'un homme et d'une femme. Son père, Poros est un homme riche. Il est ivre, il dort. Le sommeil, en Grèce est un moment où l'âme est reliée au monde surnaturel. Sa mère, Pénia (cf. pénurie qui signifie pauvreté) est donc pauvre, affamée, mendiante, en quête, en manque. Elle s'unit à Poros pendant son sommeil et enfante peu après Eros.

L'amour est donc un produit de cette union, un mélange, une synthèse des contraires. Il est donc à la fois riche et pauvre. Il a toujours le ventre creux, "sec et dur", mais il est plein de ressources et d'inventivité. Il n'est jamais à court d'idées, mais il lui manque en même temps toujours quelque chose, il chasse. Plus tard on le chante "enfant de Bohème…"

Si l'on interprète sur un plan métaphysique l'amour peut être vu comme ce qui relie le monde de la caverne, sombre, vide, au monde intelligible, lumineux, plein. Il y a bien une notion d'amour dans le terme même de philosophie.

D'ailleurs c'est à cette conclusion que nous amène la théorie de Diotime. "L'amour est philosophe" La philosophie est tension vers la vérité, amour de la vérité. Il ne la connaît pas, il la cherche, il la traque, il se pose des questions. Platon établit un lien entre l'érotique et la philosophie. La philosophie est "érotique" dans la mesure où elle est sous-tendue par un désir, moteur de la recherche. Ce désir est de la même essence que celui de l'amour, il suffit de l'orienter (de le "sublimer" dira Freud plus tard) en le détournant de son objet sensible.

L'amour met donc en jeu trois notions :

1. L'amant (celui qui aime).       2. L'acte d'aimer.             3. L'aimé.

II.  FONCTIONS de L'AMOUR. (= ce qu'il fait ou quels services il rend.)

  • Il assure une fonction de liaison. Lier c'est supprimer l'espace qui sépare des êtres, cela implique une idée de contact, de fusion, de communion. Relier c'est établir un pont, un moyen de communication, sans supprimer l'intervalle ou la distance qui sépare les êtres. L'amour lie.

  • Il assure le bonheur, le bien. Sa finalité est extrinsèque, en dehors du sujet, être comblé. Différentes sortes d'objets peuvent être visées par l'amour donc jugées bonnes : l'argent (l'avoir), le sport (le mouvement), la beauté esthétique (musique, poésie), la philosophie. Critique du discours d'Aristophane : "chercher sa propre moitié". Soi-même ou une partie de soi-même n'est pas nécessairement bonne, à la limite on peut juger mauvaise la partie de soi qui serait gangrenée et désirer s'en séparer. Le véritable amour fait sortir de soi. L'amour selon Aristophane est un mouvement centripète qui est retour à l'œuf hermétiquement clos sur lui-même, fermé à tout, séparé de tout, isolé, immobile. C'est la tension vers le non-moi, vers le plus qui aboutit au bonheur.

  • L'amour est lié au désir d'éternité.

Le désir de posséder toujours le bien", c'est à dire de résister au temps qui use et désagrège, affirme sa parenté avec un désir d'éternité. Cette volonté d'immortalité est une réminiscence. En réalité, nous savons sans le savoir vraiment que nous sommes immortels, et l'amour réveille ce savoir. De même que la vision de la beauté, qui n'est qu'un reflet de la vraie beauté dans laquelle s'origine ou de laquelle participe la beauté visible, déclenche une aspiration verticale.

  • L'amour est toujours fécond.

Il est le contraire du temps qui tue. Son désir de résistance au temps s'exprime donc par la création : pouvoir de faire exister quelque chose. Cette fécondité est de nature variée. Elle touche le corps aussi bien que l'âme.

"Quand l'être pressé d'enfanter […] joyeux[…] allégresse, il se dilate et produit. Quand au contraire […] renfrogné et chagrin, il se resserre, […] se replie […] garde son germe et souffre. La beauté […] le délivre de la grande souffrance du désir".

                    Résumé : Amour = désir + beauté  Þ Dilatation de l'être Þ Enfantement.

L'être = le corps ou l'âme. Le germe, au sens physique c'est le patrimoine génétique, mais au sens spirituel c'est la réminiscence = les souvenirs des vérités, beautés, contemplées par l'âme avant son incarnation. Nous sommes tous riches, tous féconds à  différents niveaux. L'amour libère en nous ces richesses, il nous permet de les exprimer, de les faire sortir à l'extérieur de nous. Ne pas pouvoir ex-primer, faire sortir, faire jaillir ces « germes » d’existence, ces trésors que nous portons en nous est une souffrance. Le désir est douleur. Mais sans lui, il n’y a pas cette rencontre avec l’autre, la Beauté qui produit l’explosion, le rayonnement, le ravissement. Analogie avec un astre ou une étoile, à l’image du soleil joyeux, dilaté, qui produit la lumière.

Seule la beauté déclenche l’Amour. C’est logique puisque l’amour a une parenté avec l’éternité (mixte). Seul un reflet de ce monde immortel peut le mettre en mouvement (on retrouve quelque part l’idée que le semblable attire le semblable). Donc la laideur le repousse, elle est le contraire du beau. Le Désir est donc toujours orienté dans le « bon sens » : vers le beau, vers le positif, vers un degré supérieur d’être (par rapport au degré où l’on se trouve. Qu’on se rappelle les différents degrés dans la Caverne, où on progresse des ombres vers les reflets, puis vers les objets sur le mur, puis vers les essences, puis vers le Divin, que représente le soleil). Alors, le désir est comme pris dans un courant d’être, dans un champ dynamique ascensionnel, celui qui remonte du monde sensible au monde intelligible, de l’ombre à la lumière, du négatif d’être au positif d’être. Si nous revenons à l’allégorie de la Caverne, désirer le Beau, ce serait comme se laisser « aimanter », « magnétiser », aspirer, remonter par l’un des rayons lumineux, qui entrent, mais qui en même temps « sortent » de la Caverne. Pris dans ce courant, l’être se « dilate » (Spinoza beaucoup plus tard dit que « la joie est une augmentation d’être ».) Cette dilatation de l’être, vécue comme une jubilation, comme un plaisir, est en même temps créatrice. Elle permet à l’être de produire, de manifester sa richesse : celle du corps : procréation ; celle de l’âme : création. Créer, c’est aller à contre-courant de la mort, donc vers l’immortalité.

Les différents types de fécondité.

1. Propagation de l'espèce

Chez les animaux. Cf. le beau passage sur le besoin.

2. La procréation chez les hommes

Elle s'explique par le désir de "laisser un individu plus jeune à la place d'un vieux", moyen de réaliser une sorte de perpétuité, donc d'immortalité.

3. La réflexion

Par une production incessante d'idées, on remplace un souvenir qui s'en va (oubli) par un autre. Le flux des idées est vu comme une résistance à l'entropie, au silence, au vide.

4. L'héroïsme

La production d'une action vertueuse, glorieuse, courageuse, "braver les dangers […] sacrifier sa vie" nous imprime dans la mémoire collective. Nous sommes alors immortalisés dans le souvenir des hommes.

5. La création esthétique

Les œuvres  des poètes Homère, Hésiode, et de tous les artistes sont "des rejetons immortels" au sens où ils sont transmis à travers les siècles.

6. L'action politique.

"Le gouvernement des Etats et des familles" : ceux qui créent des lois justes, les grands législateurs, restent eux aussi immortels à travers leurs œuvres. Importance de l’ordre en Grèce. Importance de la politique pour Platon. La cité idéale doit s’occuper aussi et surtout du salut des hommes, d’où l’importance de la morale. Vertu = bien, justice.

7. La philosophie
c'est à dire l'accès à la vérité et à la sagesse offre la véritable immortalité, celle de l'esprit. Voir l'allégorie de la caverne.
Cette liste respecte une hiérarchie de valeurs : au plus bas degré, 1. le besoin animal, 2. puis le désir humain,  3. l'imagination,  4. le courage et la vertu,  5.la création de la beauté sensible à travers l'art,  6. la justice, 7. la vérité.

III. L'amour est la voie royale pour accéder à l'absolu :

 La dialectique de l'amour.

Dans l'allégorie de la caverne, nous avions déjà vu qu'il existait un chemin pour accéder à la vérité. Cette voie était difficile, douloureuse, il fallait "arracher" le prisonnier, le contraindre à avancer sur un chemin escarpé. Diotime propose une voie beaucoup plus souple et agréable, sans violence : se laisser porter vers l'absolu sur les ailes du désir.
En dynamisant verticalement le désir on arrive à l'absolu, au divin. Diotime propose une méthode de "sublimation" du désir, dont voici les différents étapes :

  • Amour d'un beau corps. Le point de départ est la sensualité pure et simple. L'amour du divin n'implique pas comme dans la religion chrétienne par exemple le refus de la sexualité dans le choix de la chasteté. Non seulement l'amour physique nous fait sortir de nous-même dans la fusion avec l'autre, mais il "produit de beaux discours", tout amoureux sent le désir de faire sa cour.

  • Amour des beaux corps en général. Extension du désir. Se libérer de la possession d'un seul. Seul le regard peut s'émerveiller de la beauté de plusieurs corps. Il s'agit là de s'ouvrir à la beauté des formes en général. Le désir se traduit dans le regard de l'esthète.

  • Amour d'une belle âme. Savoir distinguer même dans un corps peu attrayant le caractère adamantin (= faite de diamant) d'une âme. Socrate se targuait d'être ce personnage qui derrière une apparence laide cachait une âme splendide. Détacher un amant de l'amour du corps de l'aimé pour le guider vers l'amour des qualités de son l'âme, telle était précisément la conception de l'amour  "platonique".

  • Amour de la science, des valeurs (du savoir, de la beauté, des qualités morales) auxquelles se nourrit cette belle âme.

  • Amour de "l'océan de la beauté". Dernier stade de la dialectique de l'amour, l'équivalent du stade de l'illumination de l'allégorie de la caverne, la fusion avec le vrai, le beau, le bon, le divin.

L'initiation amoureuse consiste à ne pas se contenter de la consommation sensuelle des beautés physiques fugaces et trompeuses, mais à les utiliser comme une rampe de lancement pour verticaliser le désir. Le salut par l'amour se pose en termes de dépassement et non en termes de renoncement.  Par l'amour, l'homme se divinise.

Conclusion : l'initiation à l'amour suprême.

Tout le texte « Celui qu’on aura guidé… devient immortel… aussi » est à mettre en parallèle avec l’allégorie de la Caverne. Voir les analogies de structure : « on » l’initiateur-initié, les différents degrés, « gradation régulière », l’illumination « soudain », la description du Beau absolu, identique au Bien absolu = l’Un, le Divin. Il est éternel, immobile, absolu (= pas relatif à). Il s’agit d’une fusion mystique, décrite sur le modèle d’une fusion physique ; l’esprit est décrit comme un « organe approprié », il est question de « commerce », d’« enfantement », de jaillissement de pensées, et surtout de plaisir : ce qui donne à la vie son prix, son sens : « si la vie vaut… la peine d’être vécue ». « Ce plaisir » dépasse tous les autres, au-delà du plaisir ; la joie au-delà de la joie : l’extase est  une expérience mystique.

On y gagne tout, puisqu’on atteint d’abord le plaisir des plaisirs, l’extase, et en plus l’immortalité. Cette fusion avec l’absolu nous rend absolus, nous absorbe, nous sort du monde de la mort, nous confère l'invulnérabilité. (Cf. Socrate qui n’a plus peur de la mort.) Quelle a été la nature de son initiation ?

Tandis que l'allégorie de la Caverne décrit une initiation "masculine", elle demande un effort de l'intellect, une ascèse, celle du Banquet est de nature "féminine" on se laisse porter.

Mais, et c’est encore une différence avec la Caverne, ici le Maître n’apparaît pas comme nécessaire : "Voie de l’amour, qu’on s’y engage de soi-même, ou qu’on s’y laisse conduire" indique que l'on peut se libérer seul : l’amour en effet est à lui seul un puissant messager, un initiateur.

D.Desbornes. 2009