Découverte de la philosophie
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Descartes

1. Utiliser sa raison

2. Méditations 1 et 2  (Texte)

3. Textes divers

 

1. Utiliser sa raison

A. Savoir douter : le doute cartésien

"Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée" affirme Descartes. Il veut dire que  nous sommes tous équipés d'un outil "divin", le bon sens ou la RAISON. Il suffit d'apprendre à bien l'utiliser, avec méthode. Pour accéder à la connaissance de la vérité, il faut d'abord douter de tout ce qui n'est pas absolument certain, et chercher un "point fixe", c'est-à-dire une évidence dont il soit impossible de douter et qui, de ce fait, serait une vérité première.

C'est le projet que  Descartes réalise dans les Méditations Métaphysiques.

Résumé: (Descartes parle à la première personne).

Je peux douter "raisonnablement":

1.  des opinions et préjugés.

2.  des informations venues de mes sens, vue, toucher, etc.. qui me trompent quelquefois.

3.  de mon corps, de mon "sens interne". En effet peut-être suis-je fou, et la perception de mon corps n'est-elle qu'une hallucination? Mais comment fonder un système rationnel si je suppose que moi, son auteur, je suis "insensé". Cette hypothèse est déraisonnable (ce n'est pas une raison valable pour prouver sa fausseté!), donc éliminée. Descartes préfère prendre en considération l'hypothèse plus normale du rêve. Quand je dors je n'ai aucun moyen de faire le clivage entre la veille et le sommeil, pour cela il faut que je sois réveillé. Quand je vis, je suis encore peut-être dans une sorte de songe (dont je ne me dégagerai qu'à la mort). Pour savoir si la vie n'est pas un rêve, il faudrait que je connaisse un autre état que la vie. Alors je pourrais faire la différence. Donc je suppose que je rêve et que mon corps est une représentation de mon rêve.

4.  des sciences: la physique et l'astronomie. En effet, si je rêve, alors les objets qu'elles étudient, les corps, les étoiles....ne sont que des compositions de mon imagination. Dans ce cas elles n'ont aucune valeur objective.

5.  des mathématiques. Apparemment il est impossible de douter "raisonnablement que 2+3=5, c'est-à-dire de la raison elle-même.

Eh bien si ! Pourquoi la raison en laquelle j'ai cette confiance absolue n'aurait-elle pas un vice de fabrication ? Comment être sûr que mon auteur ou créateur (Dieu par exemple) ne se serait pas joué de moi, ne m'aurait pas "trompé" en me donnant un "outil" mensonger alors que je le crois parfait ? C'est l'argument du "Dieu trompeur". Poser une telle hypothèse, en ce siècle où la religion détient un pouvoir si fort (tribunaux de l'Inquisition), mettrait Descartes en très grave danger, c'est pourquoi, il la retire prudemment....(On ne sait pas vraiment si Descartes la prenait au sérieux: Larvatus prodeo, écrivait-il, ce qui signifie: "je m'avance masqué"), et il lui préfère l'argument du "malin génie", beaucoup plus conforme à la théologie chrétienne qui admet un esprit (voire des esprits) du mal, en la personne de Satan par exemple. Le vice n'est plus dans la fabrication, mais dans l'utilisation de la raison par l'être humain. Ainsi, chaque fois que je pose que 2+3=5, je crois que c'est vrai, parce que un malin génie m'illusionne, en me donne une impression de certitude. Il a le pouvoir de me faire prendre le vrai pour le faux, (ou le bien pour le mal); c'est justement par cette technique que le Diable assure son pouvoir sur les hommes. Grâce à ce biais, ses tentations deviennent irrésistibles.
Douter de la validité du seul outil (la raison) avec lequel il soit possible de chercher la vérité, semble nous conduire dans une impasse.

Le doute, à ce niveau, est "hyperbolique", radical, total. Il n'y a absolument plus rien de certain. Même moi, je ne suis plus certain d'exister ?

B. Le "Cogito"

Or c'est justement au moment où mon esprit formule ce doute qu'il bute sur une certitude, comme un homme, en train de se noyer, touche enfin le fond.  Si moi, je me demande si j'existe:
          
 il faut bien que j'existe pour pouvoir me poser cette question !

Donc, à chaque fois que je pense (douter c'est penser), j'existe nécessairement : il y a forcément une pensée qui dit "je", c'est-à-dire un sujet qui existe pour pouvoir se poser la question de son existence.

"Je pense donc je suis"  ou  "cogito, ergo sum".           

J'existe, telle est la première vérité, le point fixe à partir duquel il va être possible de construire l'édifice de la science. Pour l'instant, je ne suis qu'une "chose pensante", comment savoir si je suis autre chose, et s'il existe autre chose que moi. Pour sortir du solipsisme (hypothèse selon laquelle la conscience est seule au monde, et les objets qu'elle perçoit, sont des êtres de sa propre fabrication, ou de sa propre représentation.), Descartes utilise la raison, bien qu'elle soit hypothéquée par l'argument du malin génie. (Mais comment lever pareille hypothèque ?) Pour sortir de moi-même, il suffit que j'examine quelles sont les différentes pensées qui sont en moi. Parmi celles-ci, il en est une qui n'est pas du tout comme les autres, c'est l'idée de parfait. Or, dit Descartes, cette idée ne peut pas être créée par moi, puisque je suis imparfait. Si je ne suis pas cause de cette idée, c'est qu'il y a une cause à l'extérieur de moi, et cette cause est nécessairement parfaite : cette cause, c'est Dieu. Mais si Dieu est parfait, alors il ne peut pas m'avoir trompé. Il m'a donné un outil parfait, à son image, pour la connaissance de la vérité : la Raison.  Descartes vient de fonder ontologiquement la possibilité et la véracité de la science. La seule difficulté consiste à savoir bien se servir de cet outil. Descartes nous en apprend le bon usage.

C. Tableau récapitulatif du doute cartésien : 

Raison de douter

Objets du doute

Mensonges / fables / crédulité.

1. Opinions et préjugés

Illusions des sens / mirages…

2. Données des sens externes

(Folie) Rêve

3. Sens interne.

Imagination

4. Science physique

(Dieu trompeur) Malin génie

5. Les mathématiques / La RAISON

Impossible d'aller plus loin !

MOI ( = doute hyperbolique)

Fin du doute

COGITO ERGO SUM. "Je pense donc je suis".

Découverte d'une EVIDENCE ou
vérité première

= Le COGITO

Au moment où je me demande si j'existe, il est absolument évident que j'existe
pour
pouvoir me poser la question de mon existence. J'existe en tant qu'être pensant

D. Réfléchir avec méthode

Elle se résume en  4 préceptes :

1 - "Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle".

L'évidence consiste dans la clarté et la distinction. Une idée est claire quand elle est présente et manifeste à un esprit attentif. Elle est distincte, quand l'esprit voit ce qu'elle contient, et ce qui la différencie de tout autre.

2 - Diviser chacune des difficultés (...) en autant de parcelles qu'il se pourrait..."

3 - Conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples (...) pour monter peu à peu (...) jusques à la connaissance des plus composés...."

4 - Faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre"       cf.  Le Discours de la Méthode.
 
A partir de cette méthode, l'homme peut comprendre l'ordre du monde, et en devenir comme "maître et possesseur".  Tel sera le bénéfice de la connaissance de la vérité, d’après Descartes.

2. Méditations 1 et 2  (Texte)

MÉDITATIONS  MÉTAPHYSIQUES

*  PREMIÈRE MEDITATION        

Des choses que l'on peut révoquer en doute.

(1)  Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'avais reçu quantité de fausses opi­nions pour véritables, et que ce que j'ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort dou­teux et incertain; de façon qu'il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, etcommencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j'ai attendu que j'eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n'en pusse espérer d'autre après lui, auquel je fusse plus propre à l'exécuter, ce qui m'a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute, si j'employais à délibérer le temps qu'il me reste pour agir. 

(2) Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. Or il ne sera pas nécessaire, pour arriver à ce dessein, de prouver qu'elles sont toutes fausses, de quoi peut‑être je ne viendrai jamais à bout ; mais, d'autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m'empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables, qu'à celles qui nous paraissent manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que j'y trouverai, suffira pour me les faire toutes rejeter. Et pour cela il n'est pas besoin que je les examine chacune en par­ticulier, ce qui serait d'un travail infini ; mais, parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l'édifice, je m'attaquerai d'abord aux principes, sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées.

(3) Tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent pour le plus vrai et assuré, je l'ai appris des sens, ou par les sens. Or j'ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux quinous ont une fois trompés.

(4)  Mais, encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s'en rencontre peut‑être beaucoup d'autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois ici, assis auprès du, feu, vêtu d'une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps‑ci soient à moi ? Si ce n'est peut‑être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu'ils assurent constam­ment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres ; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus ; ou s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples.

(5) Toutefois j'ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j'ai coutume de dormir et de me repré­senter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu'ils veillent. Combien de fois m'est‑il arrivé de songer, la nuit, que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je remue n'est point assoupie ; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir souvent été trompé lorsque je dormais par, de semblables illusions. Et m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifes­tement qu'il n'y a point d'indices concluants ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel qu'il est presque capable de me persuader que je dors.

(6) Supposons donc maintenant que nous sommes endor­mis et que toutes ces particularités‑ci à savoir, que nous ouvrons les yeux, que nous remuons la tête, que nous éten­dons lesmains, et choses semblables, ne sont que de fausses illusions ; et pensons que peut‑être nos mains ni tout notre corps ne sont pas tels que nous les voyons. Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représen­tées dans le sommeil sont comme des tableaux et des pein­tures qui ne peuvent être formés qu'à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable; et qu'ainsi, pour le moins, ces choses générales, à savoir des veux, une tête des mains et tout un corps, ne sont pas choses imaginaires, mais vraies et existantes. Car de vrai les peintres, lors même qu'ils s'étudient avecle plus d'artifice à représenter des sirènes et les satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entiè­rement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux ; ou bien si peut‑être leur imagination est assez extravagante pourin­venter quelquechose de si nouveau que jamais nous n'ayons rien vu de semblable, et qu'ainsi leur ouvrage nous repré­sente une chose purement feinte et absolument fausse, certes pour le moins les couleurs dont ils les composent doivent elles être véritables.

(7)  Par la même raison, encore que ces choses générales, savoir un corps, des yeux, une tête, des mains, et autres semblables, pussent être imaginaires, il faut toutefois avouer qu'il y a des choses encore plus simples et plus universelles, qui sont vraies et existantes ; du mélange desquelles, ni plus ni moins que de celui de quelques véritables couleurs, toutes ces images des choses qui résident en notre pensée, soit vraies et réelles, soit feintes et fantastiques, sont formées. De ce genre de choses est la nature corporelle en général, et son étendue ; ensemble la figure des choses étendues, leur quantité ou grandeur, et leur nombre ; comme aussi le lieu où elles sont, le temps qui mesure leur durée, et autres semblables.

 (8) C'est pourquoi peut‑être que de là nous ne conclu­rons pas mal, si nous disons que la physique, l'astronomie, la médecine, et toutes les autres sciences qui dépendent de la considération des choses composées, sont fort douteuses et incertaines ; mais que l'arithmétique, la géométrie, et les autres sciences de cette nature, qui ne traitent que de choses fort simples et fort générales, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature, ou si elles n'y sont pas, contiennent quelque chose de certain et d'indubitable. Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints en­semble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n'aura jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si apparentes puissent être soup­çonnées d'aucune fausseté ou d'incertitude.

 (9) Toutefois il y a longtemps que j'ai dans mon esprit une certaine opinion, qu'il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j'ai été créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n'ait point fait qu'il n'y ait aucune terre, aucun ciel aucun corps, aucune étendue, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j'aie les senti­ments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu'ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu'il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l'addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d'un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l'on se peut imaginer rien de plus facile que cela. Mais peut‑être que Dieu n'a pas voulu que je fusse déçu de la sorte, car il est dit souverainement bon. Toutefois, si cela répugnerait à sa bonté, de m'avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela semblerait aussi lui être aucunement contraire de permettre que je me trompe quelquefois, et je ne puis douter qu'il ne le permette.

(10)  Il y aura peut‑être ici des personnes qui aimeront mieux nier l'existence d'un Dieu si puissant, que de croire que toutes les autres choses sont incertaines. Mais ne leur résistons pas pour le présent, et supposons en leur faveur que tout ce qui est dit ici d'un Dieu soit une fable. Toutefois de quelque façon qu'ils supposent que je sois parvenu à l'état et à l'être que je possède, soit qu'ils l'attribuent à quelque destin ou fatalité, soit qu'ils le réfèrent au hasard, soit qu'ils veuillent que ce soit par une continuelle suite et liaison des choses, il est certain que puisque faillir et se tromper est une espèce d'imperfection, d'autant moins puissant sera l'auteur qu'ils attribueront à mon origine, d'autant plus sera-t-il probable, que je suis tellement im­parfait que je me trompe toujours. Auxquelles raisons je n'ai certes rien à répondre, mais je suis contraint d'avouer, que, de toutes les opinions que j'avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n'y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter, non par aucune inconsidération  ou légèreté, mais pour des raisons très fortes, et mûrement considérées : de sorte qu'il est nécessaire que j'arrête et suspende désormais mon jugement sur ces pensées, et que je ne leur donne pas plus de créance, que je ferais à des choses qui me paraîtraient évidemment fausses, si je désire trouver quelque chose de constant, et d'assuré dans les sciences.

(11)  Mais il ne suffit pas d'avoir fait ces remarques, il faut encore que je prenne soin de m'en souvenir; car ces anciennes et ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pensée, le long et familier usage qu'elles ont eu avec moi leur donnant le droit d'occuper mon esprit contre mon gré et de se rendre presque maîtresses de ma créance. Et je ne me désaccoutumerai jamais d'y acquiescer, et de prendre confiance en elles, tant que je les considérerai telles qu'elles sont en effet, c'est à savoir en quelque façon douteuses comme je viens de montrer, et toutefois fort probables, en sorte que l'on a beaucoup plus de raison de les croire que de les nier. C'est pourquoi je pense que j'en userai plus prudemment, si, prenant un parti contraire, j'emploie tous mes soins à me tromper moi‑même, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires ; jusques à ce qu'ayant tellement balancé mes préjugés, qu'ils ne puissent faire pencher mon avis plus d'un côté que d'un autre, mon juge­ment ne soit plus désormais maîtrisé par de mauvais usages et détourné du droit chemin qui le peut conduire à la connais­sance de la vérité, car je suis assuré que cependant il ne peut y avoir de péril ni d'erreur en cette voie, et que je ne saurais aujourd'hui trop accorder à ma défiance, puisqu'il n'est pas maintenant question d'agir, mais seulement de méditer et de connaître.

(12)  Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui aemployé toute son industrie à me tromper je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n'est pas en mon pou­voir de parvenir à la connaissance d'aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. C'est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu'il soit, il ne me pourra jamais rien imposer.

(13) Mais ce dessein est pénible et laborieux, et une cer­taine paresse m'entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Ettout de même qu'un esclave qui jouis­sait dans le sommeil d'une liberté imaginaire, lorsqu'il commence à soupçonner que sa liberté n'est qu'un songe, craint d'être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insen­siblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j'appréhende de me réveiller decet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui à la tranquillité de cerepos, au lieu de m'apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d'être agitées.
                                                

3. Textes divers

De la nature de l'esprit humain, et qu'il est plus aisé a connaître que le corps.

(1) La méditation que je fis hier m'a rempli l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façonje les pourrai résoudre ; et comme si tout à coup j'étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. Je m'efforcerai néanmoins, et suivrai derechef la même voie où j'étais entré hier, en m'éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de même que si je connaissais que cela fût absolument faux ; et je continuerai toujours dans ce chemin jusqu'à ce que j'aie rencontré quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu'à ce que j'aie appris certai­nement qu'il n'y a rien au monde de certain. Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu'un point qui fût ferme et immobile : ainsi j'aurai droit de concevoir de hautes espérances si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable.

Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n'avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain.

(2)  Mais que sais-je s'il n'y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N'y a-t-il point quelque Dieu ou quelque autre puissance qui me met en esprit ces pensées ? Cela n'est pas nécessaire, car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je point quelque chose ? Mais j'ai déjà nié que j'eusse aucun sens ni aucun corps ; j'hésite néanmoins, car que s'ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n'étais point ? Tant s'en faut; j'étais sans doute, si je me suis persuadé ou seulement si j'ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe ; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saura jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.

[…]

3. Textes divers

Animaux / Langage

“De tous les arguments qui nous persuadent que les bêtes sont dénuées de pensée, le principal, à mon avis, est que bien que les unes soient plus parfaites que les autres dans une même espèce, tout de même que chez les hommes, comme on peut voir chez les chevaux et chez les chiens, dont les uns apprennent beaucoup plus aisément que d'autres ce qu'on leur enseigne ; et que bien que toutes nous signifient très faci­lement leurs impulsions naturelles, telles que la colère, la crainte, la faim, ou autres états semblables, par la voix ou par d'autres mouve­ments du corps, jamais cependant jusqu'à ce jour on n'a pu observer qu'aucun animal en soit venu à ce point de perfection d'user d'un véri­table langage, c'est-à-dire d'exprimer soit par la voix, soit par les gestes quelque chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et non à l'im­pulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul signe certain d'une pensée latente dans le corps ;  tous les hommes en usent, même ceux qui sont stupides ou privés d'esprit, ceux auxquels manquent la langue et les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en user ; c'est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les hommes et les bêtes. Descartes

Opinion

"…Il ne servirait à rien de compter les voix pour suivre l'opinion qui a le plus de partisans : car, s'il s'agit d'une question difficile, il est plus sage de croire que sur ce point la vérité n'a pu être découverte que par peu de gens et non par beaucoup. Quand bien même d'ailleurs tous seraient d'accord entre eux, leur doctrine ne suffirait pas cependant : car jamais, par exemple, nous ne deviendrons Mathématiciens, même en retenant par cœur toutes les démonstrations des autres, si notre esprit n'est pas capable à son tour de résoudre toute espèce de problème ; et nous ne serons jamais Philosophes, si nous avons lu tous les raisonnements de Platon et d'Aristote, et qu'il nous est impossible de porter un jugement ferme sur une question donnée : en effet, nous paraîtrons avoir appris non des sciences mais de l'histoire."   Descartes.

LE LIBRE ARBITRE

Lettre au Père Mesland  9.2.1645.

"Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité de se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous prenons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement ; si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive ; ainsi, nous pouvons toujours agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal.