Nietzsche
							  							  
							  L'univers 
							  En quelque coin écarté de  l'univers répandu dans le flamboiement d'innombrables systèmes solaires, il y  eut une fois une étoile sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la  connaissance. Ce fut la minute la plus arrogante et la plus mensongère de  "l'histoire universelle" : mais ce ne fut qu'une minute. A peine  quelques soupirs de la nature et l'étoile se congela, les animaux intelligents  durent mourir. -  Telle est la fable que quelqu'un pourrait inventer, sans parvenir cependant à  illustrer quelle exception lamentable, combien vague et fugitive, combien vaine  et quelconque, l'intellect humain constitue au sein de la nature. Il y eut des  éternités dans lesquelles il n'était pas ; et si de nouveau c'en est fait de  lui, il ne se sera rien passé. Car il n'y a pas pour cet intellect une mission  plus vaste qui dépasserait la vie humaine. Il n'est qu'humain et il n'y a que  son possesseur et producteur pour le prendre aussi pathétiquement que si les  pivots du monde tournaient en lui. Mais si nous pouvions nous entendre avec la  mouche, nous conviendrions qu'elle aussi évolue dans l'air avec le même pathos  et sent voler en elle le centre du monde. Il n'est rien de si mauvais ni de si  insignifiant dans la nature qui, par un petit souffle de cette force du  connaître, ne soit aussitôt enflé comme une outre ; et de même que tout  portefaix veut avoir son admirateur, ainsi l'homme le plus fier, le philosophe,  entend bien avoir de toutes parts les yeux de l'univers braqués avec un  télescope sur son action et sa pensée.  le Livre du philosophe III  p. 171 éd. Flammarion 
							  L'homme ne découvre que très  lentement combien le monde est infiniment compliqué. D'abord, il se l'imagine  tout à fait simple, aussi superficiel qu'il est lui-même.
							  Il part de lui-même, le résultat le plus  tardif de la nature, et il se représente les forces, les forces originelles, de  la même manière que ce qui se passe dans sa conscience. Il prend les effets des  mécanismes les plus compliqués, ceux du cerveau, pour des effets identiques à  ceux des origines. Parce que le mécanisme complexe produit de l'intelligible en  un temps bref, il suppose que le monde existe depuis peu : il ne peut pas avoir  coûté beaucoup de temps au Créateur, pense-t-il.
							  Aussi croit-il avoir expliqué quelque chose  avec le mot "instinct" et reporte volontiers les actions à finalité  inconsciente dans le devenir originel des choses. (.....)
							  L ' homme connaît le monde dans la mesure où  il se connaît : sa profondeur se dévoile à lui la mesure où il s'étonne de lui-même  et de sa propre complexité. (idem § 80) 
							  Psychologie  de la métaphysique
							  Ce  monde est apparent : donc il y a un monde-vérité;  ce monde est conditionné : donc il existe un  monde absolu ;  ce monde est plein de  contradictions : donc il existe un monde sans contradictions;  ce monde est dans son devenir, par conséquent  il existe un monde qui est ;  tout cela  ne sont que de fausses conclusions ( résultat d’une confiance aveugle en la  raison : si A existe, il faut aussi qu’existe son idée contraire B ).  C’est la souffrance qui inspire ces  conclusions : au fond, ce sont là seulement les souhaits d’un pareil monde  ;  de même, la haine d’un monde qui fait  souffrir s’exprime par le fait que l’on en imagine un autre, un monde plus  précieux : le ressentiment des métaphysiciens à l’égard de la réalité devient  ici créateur . 
							  "Je vous le dis : il faut encore porter en soi le  chaos pour être capable d'enfanter une étoile dansante. Je vous le dis : vous  portez en vous un chaos. Hélas, le temps est proche où l'homme ne mettra plus  d'étoile au monde. Hélas ! Le temps est proche du plus méprisable des hommes,  qui ne sait plus se mépriser lui-même. Voici ! Je vous le montre le dernier  homme. "Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu'est cela ?"  Ainsi demande le dernier homme, et il cligne de l'œil. La terre sera devenue  plus exiguë et sur elle sautillera le dernier homme, qui amenuise tout. Sa race  est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus  longtemps. "Nous avons inventé le bonheur" disent les derniers  hommes, et ils clignent de l'œil. Ils ont abandonné les contrées où la vie  était dure : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et on  se frotte à lui : car  on a besoin  de chaleur. (…) Un peu de poison de-ci, de-là : cela procure des rêves  agréables. Et beaucoup de poison en dernier lieu, pour mourir agréablement. (…)  Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont  égaux : quiconque est d'un autre sentiment va de son plein gré dans la  maison des fous".