Jankelevitch 
							  							  
							  La nazisme
							  "Il  y aura bientôt vingt ans que la dernière fournée de malheureux est entrée nue  dans les chambres à gaz, poussée par les chiens et par les gardes pires que  1eurs chiens. Car cela a été possible. Ce crime sans nom est un crime vraiment  infini, dont l'inexprimable horreur   s'approfondit à mesure qu'on l'analyse. On croyait savoir et on ne  savait pas encore, ni à quel point. Nous-mêmes qui aurions tant de raisons de  savoir, nous apprenons chaque jour quelque chose de nouveau, un détail  particulièrement révoltant, un supplice particulièrement ingénieux, une  atrocité machiavélique dont, il faut bien le dire, le  sadisme allemand seul est capable. Il n'est  pas étonnant qu'un crime insondable appelle en quelque sorte une méditation  inépuisable. Ces inventions inédites de la cruauté, les abîmes de la perversité  la plus diabolique, les raffinements inimaginables de la haine, tout cela nous  laisse muets, et d'abord confond l'esprit. On n'en a jamais fini d'approfondir  ce mystère de la méchanceté gratuite.
							   A  proprement parler, le grandiose massacre n'est pas à l'échelle humaine ;  pas plus que les grandeurs astronomiques, et les années-lumière. Aussi les  réactions qu'il éveille sont-elles d'abord le désespoir et un sentiment  d'impuissance devant l'irréparable. On ne peut rien. On ne redonnera pas la vie  à cette immense montagne de cendres misérables. On ne peut pas punir le  criminel d'une punition proportionnée à son crime : car auprès de l'infini  toutes les grandeurs finies tendent à s'égaler ; en sorte que le châtiment  devient presque indifférent ; ce qui est arrivé est à la lettre  inexpiable. On ne sait même plus à qui s'en prendre, ni qui accuser.  Accuserons-nous ces touristes allemands placides et bonasses et qui, eux, se  portent bien, et ont à coup sûr très bonne conscience ? Ils seraient  certes fort étonnés d'être ainsi pris à partie et se demanderaient ce que nous  leur voulons et de quoi il est question. Personne ici-bas n'a mauvaise  conscience, cela est bien connu. Personne n'est coupable, car personne n'a  jamais été nazi ; en sorte que le monstrueux génocide, catastrophe en soi,  comme les tremblements de terre et les raz de marée, n'est la faute de  personne. 
							   Eh  bien non ! Le massacre méthodique, scientifique, administratif de six  millions de Juifs n'est pas un malheur "en soi", c'est un crime dont  un peuple entier est responsable, et il n'y a pas de raison de ne pas dire le  nom de ce peuple, ni de céder à l'étrange pudeur qui interdit aujourd'hui de le  prononcer. La monstrueuse machine à broyer les enfants, à détruire les Juifs,  les Slaves, les Résistants par centaines de milliers ne pouvait fonctionner que  grâce à d'innombrables complicités.
							   Hélas ! Du mécanicien  des convois qui menaient les déportés à la mort jusqu'au bureaucrate qui tenait  les bordereaux des victimes, il y abien  peu d'innocents parmi cette génération d'Allemands muets ou complices. Qu'un  peuple entier ait été de près ou de loin associé à l'entreprise de la  gigantesque extermination, qu'un peuple débonnaire ait pu être ce peuple  enragé, cela mérite réflexion. 
							   Et nous  devant ce qui est maintenant accompli, que devons nous faire ? Au sens  propre du verbe faire, on ne peut plus faire que des gestes inutiles,  symboliques et même déraisonnables, comme par exemple de ne plus jamais aller  en Allemagne. Et pourtant quelque chose nous incombe. Ces innombrables morts  sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n'en parlions pas ?  Qui même y penserait ? Nous qui  survivons par hasard, nous ne sommes tout de même pas plus à plaindre  qu'eux ; notre nuit n'est tout de même pas plus noire que la  leur ; leur affreuxcalvaire  nous a été épargné ; leurs épreuves, nous et nos enfants ne les  connaîtrons plus. Ce qui est arrivé est unique dans l'histoire et sans doute ne  se reproduira jamais, car il n'en est pas d'autres exemples depuis que le monde  est monde ; un jour viendra où l'on ne pourra même plus l'expliquer. On  éprouverait quelque soulagement à banaliser ce cauchemar ; une guerre  comme toutes les guerres, gagnée par l'un, perdue par l'autre, et accompagnée  par les malheurs inévitables de la guerre, il n'y aurait dans ces abstractions,  rien que de très ordinaire, rien qui puisse troubler le sommeil d'une bonne  conscience. Mais non le sommeil ne revient pas. Nous y pensons le jour, nous en  rêvons la nuit. Et puisqu'on ne peut cracher sur les touristes, ni leur jeter  des pierres, il reste une seule ressource : se souvenir, se recueillir.  Quand on ne peut rien "faire", on peut ou moins ressentir  inépuisablement. C'est  sans doute ce que  les brillants avocats de la prescription appelleront notre ressentiment  notre impuissance à liquider le passé.  Au fait ce passé fut-il jamais pour eux un présent ? Mais le  "ressentiment" peut être aussi le sentiment renouvelé et intensément  vécu de la chose inexpiable. Bientôt les arbres fleuriront à Auschwitz, comme  partout ; car l'herbe n'est pas dégoûtée de pousser dans ces campagnes  maudites ; le printemps ne distingue pas entre nos jardins et ces lieux d  inexprimable misère. Aujourd'hui, quand les sophistes nous convient à l'oubli,  nous marquerons fortement notre muette et impuissante horreur devant la folie  de la haine."
							    V.  Jankélévitch, Le Monde, 4 janvier 1965.