Rousseau
Histoire
"L'histoire est un grand miroir où l'on se voit tout entier. Un homme ne fait rien qu'un autre ne fasse ou ne puisse faire. En faisant donc attention aux grands exemples de cruautés, de dérèglements, d'impudicités, et de semblables crimes nous apercevons où nous peut porter la corruption de notre cœur quand nous ne travaillons pas à la guérir. La pratique du monde enseigne l'art de vivre ; ceux-là y excellent qui ont voyagé, et qui ont eu commerce (1) avec des personnes de différents pays et de différente humeur. L'histoire supplée (2) à cette pratique du monde, à ces pénibles voyages que peu de personnes peuvent faire. On y voit de quelle manière les hommes ont toujours vécu. On apprend à supporter les accidents de la vie, à n'en être pas surpris, à ne se plaindre point de son siècle, comme si nos plaintes pouvaient empêcher des maux dont aucun âge n'a été exempt.".
(1= relation. 2= remplace)
Langage Essai sur l'Origine des Langues. (ch. IX.)
Combien de pays arides ne sont habitables que par les saignées et par les canaux que les hommes ont tirés des fleuves! La Perse presque entière ne subsiste que par cet artifice : La Chine fourmille de peuples à l'aide de ses nombreux canaux ; sans ceux des Pays-Bas, ils seraient inondés par les fleuves, comme ils le seraient par la mer sans leurs digues. L'Egypte, le plus fertile pays de la terre, n'est habitable que par le travail humain : dans les grandes plaines dépourvues de rivières, et dont le sol n'a pas assez de pente, on n'a d'autre ressource que les puits. Si donc les premiers peuples dont il soit fait mention dans l'histoire n'habitaient pas dans les pays gras ou sur de faciles rivages, ce n'est pas que ces climats heureux fussent déserts; mais c'est que leurs nombreux habitants, pouvant se passer les uns des autres, vécurent plus longtemps isolés dans leurs familles et sans communication : mais dans les lieux arides où l'on ne pouvait avoir de l'eau que par les puits, il fallut bien se réunir pour les creuser, ou du moins s'accorder pour leur usage. Telle dût être l'origine des sociétés et des langues dans les pays chauds.
Là se formèrent les premiers liens des familles, là furent les premiers rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles venaient chercher de l'eau pour le ménage, les jeunes hommes venaient abreuver leurs
troupeaux. Là, des yeux accoutumés aux mêmes objets dés l'enfance, commencèrent d'en voir de plus doux. Le cœur s'émut à ces nouveaux objets, un attrait inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n'être pas seul. L'eau devint insensiblement plus nécessaire, le bétail eut soif plus souvent: on arrivait en hâte, et l'on partait à regret. Dans cet âge où rien ne marquait les heures, rien n'obligeait à les compter : le temps n'avait d'autre mesure que l'amusement et l'ennui. Sous de vieux chênes,
vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oubliait par degré sa férocité : on s'apprivoisait peu à peu les uns avec les autres ; en s'efforçant de se faire entendre, on apprit à s'expliquer. Là se firent les premières fêtes: les pieds bondissaient de joie, le geste empressé ne suffisait plus, la voix l'accompagnait d'accents passionnés; le plaisir et le désir confondus ensemble, se faisaient sentir à la fois : là fut enfin le vrai berceau des peuples ; et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux
de l'amour.
Quoi donc ! avant ce temps les hommes naissaient-ils de la terre? Les générations se succédaient-elles sans que les deux sexes fussent unis, et sans que personne s'entendît ? Non: Il y avait des familles, mais il n'y avait point de nations; il y avait des langues domestiques, mais il n'y avait point de langues populaires; il y avait des mariages, mais il n'y avait point d'amour. Chaque famille se suffisaità elle-même et se perpétuait par son seul sang : les enfants, nés des mêmes parents, croissaient ensemble, et trouvaient peu à peu des manières de s'expliquer entre eux : les sexes se distinguaient avec l'âge ; le penchant naturel suffisait pour les unir, l'instinct tenait lieu de passion, l'habitude tenait lieu de préférence, on devenait mari et femme sans avoir cessé d'être frère et sœur. Il n'y avait là rien d'assez animé pour dénouer la langue, rien qui pût arracher assez fréquemment les accents des passions ardentes pour les tourner en institutions : et l'on peut en dire autant des besoins rares et peu pressants qui pouvaient porter quelques hommes à concourir à des travaux communs ; l'un commençait le bassin de la fontaine, et l'autre l'achevait ensuite, souvent sans avoir eu besoin du moindre accord, et quelquefois même sans s'être vus. En un mot, dans les climats doux, dans les terrains fertiles, il fallut toute la vivacité des passions agréables pour commencer à faire parler les habitants: Les premières langues, filles du plaisir et non du besoin, portèrent longtemps l'enseigne de leur père; leur accent séducteur ne s'effaça qu'avec les sentiments qui les avaient fait naître, lorsque de nouveaux besoins introduits parmi les hommes, forcèrent chacun de ne songer qu'à lui-même et de retirer son cœur au dedans de lui.
Le désir
"Malheur à qui n'a plus rien à désirer! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même; rien n'embellit plus cet objet au yeux du possesseur; on ne se figure point ce que l'on voit; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Etre existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas."
La propriété
"Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misère et d'horreurs n'eût point épargné au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables, Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne!" Cf. Discours sur l'origine et les fondements de l'Inégalité, II.
La liberté
"J'aime la liberté, rien n'est plus naturel ; je suis né libre, il est permis à chacun d'aimer le gouvernement de son pays et si nous laissons aux sujets des Rois dire avec tant de bêtise et d'impertinence du mal des Républiques, pourquoi ne nous laisseraient-ils pas dire avec tant de justice et de raison du mal de la royauté ? Je hais la servitude comme la source de tous les maux du genre humain. Les tyrans et leurs flatteurs crient sans cesse : peuples portez vos fers sans murmure car le premier des biens est le repos ; ils mentent : c'est la liberté. Dans l'esclavage, il n'y a ni paix ni vertu. Quiconque a d'autres maîtres que les lois est un méchant."
Nature / Culture
"Le corps de l'homme sauvage étant le seul instrument qu'il connaisse, il l'emploie à diversusages, dont, par le défaut d'exercice, les nôtres sont incapables ; et c'est notre industrie qui nous ôte la force et l'agilité, que la nécessitél'oblige d'acquérir. S'il avait eu une hache, son poignet romprait-il de si fortes branches? S'il avait eu une fronde, lancerait-il de la main une pierre avec tant de raideur ? S'il avait eu échelle, grimperait-il si légèrement sur un arbre? S'il avait eu un cheval, serait-il si vite à la course ? Laissez à l'homme civilisé le temps de rassembler toutes ces machines autour de lui ; on ne peut douter qu'il ne surmonte facilement l'homme sauvage. Mais, si vous voulez voir un combat plus inégal encore, mettez les nus et désarmés vis-à-vis l'un de l'autre ; et vous reconnaîtrez bientôt quel est l'avantage d'avoir sans cesse toutes ses forces à sa disposition, d'être toujours prêt à tout événement, et de se porter pour ainsi dire, toujours tout entier avec soi."
Le moi / vanité
"Quand je vois chacun de nous sans cesse occupé de l'opinion publique étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui sans réserver presque rien dans son propre cœur, je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible tandis qu'on le croirait mort dans son trou. La vanité de l'homme est la toile d'araignée qu'il tend sur tout ce qui l'environne. L'une est aussi solide que l'autre, le moindre fil qu'on touche met l'insecte en mouvement, il mourrait de langueur si l'on laissait la toile tranquille, et si d'un doigt on la déchire il achève de s'épuiser plutôt que de ne la pas refaire à l'instant. Commençons par redevenir nous, pas nous concentrer en nous, par circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être, commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes, afin qu'en cherchant à nous connaître tout ce qui nous compose vienne à la fois se présenter à nous. Pour moi, je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le plus près de la sagesse et que comme le premier trait d'un dessin se forme des lignes qui le terminent, la première idée de l'homme est de le séparer de tout ce qui n'est pas lui"