Découverte de la philosophie
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Levi-Strauss

La disparition de l'humanite

"Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes que j'aurais passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d'une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut être celui de permettre à l'humanité d'y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l'effort de l'homme - même condamné-  soit de s'opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d'un ordre originel, et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. Depuis qu'il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu'à l'invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu  - et sauf quand il se reproduit lui-même - l'homme n'a rien fait d'autre qu'allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d'intégration. Sans doute a-t-il construit des villes et cultivé des champs ; mais quand on y songe, ces objets sont eux-mêmes des machines destinées à produire de l'inertie à un rythme et dans une proportion infiniment plus élevés que la quantité d'organisation qu'ils impliquent. Quant aux créations de l'esprit humain, leur sens n'existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dés qu'il aura disparu. Si bien que la civilisation prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement complexe où nous serions tenté de voir la chance qu'a notre univers de survivre, si sa fonction n'était de fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c'est-à-dire de l'inertie. Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée, établissent une communication entre deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d'information, donc une organisation plus grande. Plutôt qu'anthropologie, il faudrait écrire "entropologie" le nom d'une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration." Pourtant, j'existe. Non point, certes comme individu ; car que suis-je, sous ce rapport, sinon l'enjeu à chaque instant remis en cause de la lutte entre une autre société, formée de quelques milliards de cellules nerveuses abritées sous la termitière du crâne, et mon corps, qui lui sert de robot ? Ni la psychologie, ni la métaphysique, ni l'art ne peuvent me servir de refuge, mythes  désormais passibles, aussi par l'intérieur, d'une sociologie d'un nouveau genre qui naîtra un jour et ne leur sera pas plus bienveillante que l'autre. Le moi n'est pas seulement haïssable : il n'y a pas de place entre un nous et un rien. Et si c'est pour ce nous que finalement j'opte, bien qu'il se réduise à une apparence, c'est qu'à moins de me détruire  - acte qui supprimerait les conditions de l'option-  je n'ai qu'un choix possible entre cette apparence et rien. Or il suffit que je choisisse pour que, par ce choix même, j'assume sans réserve ma condition d'homme : me libérant par là d'un orgueil intellectuel dont je mesure la vanité à celle de son objet, j'accepte aussi de subordonner ses prétentions aux exigences objectives de l'affranchissement d'une multitude à qui les moyens d'un tel choix sont toujours déniés.
 
Pas plus que l'individu n'est seul dans le groupe et que chaque société n'est seule parmi les autres, l'homme n'est seul dans l'univers. Lorsque l'arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s'abîmer dans le vide creusé par notre fureur, tant que nous serons là et qu'il existera un monde   - cette arche ténue qui nous relie à l'inaccessible demeurera : montrant la voie inverse de celle de notre esclavage et dont, à défaut de la parcourir, la contemplation procure à l'homme l'unique faveur qu'il sache mériter : suspendre la marche, retenir l'impulsion qui l'astreint à obturer l'une après l'autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son œuvre en même temps qu'il clôt sa prison ; cette faveur que toute société convoite, quels que soient ses croyances, son régime politique et son niveau de civilisation ; où elle place son loisir, son plaisir, son repos et sa liberté ; chance vitale pour la vie, de se déprendre et qui consiste  - adieu sauvages ! adieu voyages ! -  pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d'interrompre son labeur de ruche, à saisir l'essence de ce qu'elle fut et continue d'être, en deçà de la pensée et au delà de la société : dans la contemplation d'un minéral plus beau que toutes nos œuvres  ; dans le parfum, plus savant que nos livres respiré au creux d'un lis ; ou dans le clin d'œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque qu'une entente involontaire permet parfois d'échanger avec un chat."
Lévi-Strauss Tristes Tropiques. éd.10-18, 1955, p.374-375