Le Langage
Introduction
1. Le langage humain : son fonctionnement. La "double articulation".
2. Les codes linguistiques : la parole et l'écriture
3. Les différents types de signes
4. Le langage animal
5. La parole et la pensée
6. L'insoluble question de l'origine des langues
7. Les fonctions du langage humain
8. Le langage et la communication
9. Les langages non linguistiques
Conclusion : la parole ou le silence ?
Il est question ici du LANGAGE HUMAIN VERBAL : LA PAROLE.
Parler, c'est émettre une vibration sonore, à double articulation, (comme nous le verrons plus loin) et produire un système socialisé de signes, dans l'intention d'émettre un message pour soi-même ou pour un interlocuteur extérieur.
"Le langage représente la forme la plus haute d'une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser. Entendons par-là, très largement, la faculté de représenter le réel par un "signe" et de comprendre le "signe" comme représentant du réel, donc d'établir un rapport de "signification" entre quelque chose et quelque chose d'autre." Benvéniste, Problèmes de Linguistique Générale.
Importance du langage : La question du langage a une place d'honneur :
A. Dans la religion : Sacralisation, divinisation du langage. Dieu "parle". L'univers tout entier est créé par la parole divine.
(Voir Genèse)
B. Dans la philosophie:
1. La PAROLE, qui consiste en la production d'une vibration sonore d'un type tout à fait particulier, à l'aide de la voix et de l'organe de la langue (cf. §1.), est l'activité essentielle c'est à dire celle qui caractérise le plus l'essence (ou la définition) de l'homme. Cette conception est aussi bien partagée par les Anciens et les philosophes classiques : le langage est le signe visible de l'âme, que par les penseurs modernes : le langage est le critère fondamental de l'hominisation.
2. Pour la pensée occidentale judéo-chrétienne, en parlant, c'est à dire en "donnant des noms aux choses", cf. Genèse, non seulement l'homme marque sa ressemblance avec Dieu, symbole de puissance absolue, mais il assure sa supériorité sur le reste de la nature. Il la domine mentalement ou spirituellement. Le langage est donc avant tout le symbole du pouvoir.
3. Le "nom" fait exister l'objet pour la conscience qui le nomme, en lui donnant une identité. C'est sa manière de "reconnaître" les êtres. Sans nom, un objet n'existe pas pour la conscience. C'est sans doute la raison pour laquelle les Nazis "éliminaient" le nom des détenus, en le remplaçant par un numéro qu'ils tatouaient dans leur chair, avant de les éliminer physiquement. C'était une manière de nier totalement leur existence.
4. Si le besoin fondamental de l'homme est de relier sa conscience à une autre conscience pour sortir de sa solitude existentielle, alors, seul le langage lui offre cette possibilité. Il est un fantastique moyen de communication qui relie entre elles les consciences :
"La langue est un monde que l'esprit déploie entre le monde et lui." Humboldt. ( Linguiste prussien 1767-1835).
Le langage est la médiation (= un intermédiaire) entre l'homme et les autres hommes.
5. Enfin et surtout, le langage offre à l'homme la possibilité de "réfléchir", c'est à dire de se fabriquer un "reflet" de l'univers extérieur aussi bien que de son univers intérieur, donc de les comprendre et d'accéder à la VERITE. Avec la parole l'homme signifie l'univers et son monde intérieur. Donc le langage est aussi la médiation entre l'homme et le monde, et entre l'homme et lui-même. Mais à la différence du reflet virtuel du miroir, la "réflexion" produite par le langage et la pensée, est d'une nature artificielle, invisible, elle se fabrique avec des signes arbitraires et conventionnels. Mais rien ne nous garantit que cette médiation, ce monde du langage ne soit pas clos sur lui-même !
Problématique : Pensée = faculté. pensée = produit de l'activité de la Pensée.
Quel rapport le langage humain a-t-il avec le réel ? Exprime-t-il parfaitement les choses qu'il désigne ou bien ne renvoie-t-il qu'au "signifié" c'est à dire à l'idée que l'être humain se fait du réel ? A-t-il la possibilité de tout signifier ou bien n'est-il qu'une vibration sonore arbitraire, (=sans lien avec les choses) et éphémère (= qui disparaît rapidement sans laisser de traces). N'est-il qu'un code de communication entre les hommes ? Dans ce cas, faut-il privilégier la parole ou l'écriture ? =( la parole orale a-t-elle plus de puissance que la parole écrite ?).
En quoi le langage humain et le langage animal se distinguent-ils ? Les singes "parlants" utilisent-ils un langage de même type que le nôtre ?
Finalement, pourquoi parle-t-on ? Est-ce parce que nous avons une âme ? Ou parce qu'on nous a appris à parler ?
Le langage est-il le signe visible de la Pensée, comme l'affirment les philosophes classiques ? Mais dans ce cas comment expliquer la diversité des langues ? Ou bien notre Pensée est-elle produite par le langage ? Dans ce cas, y aurait-il une diversité de la Pensée humaine.
Les études sur l'origine des langues peuvent-elles nous éclairer sur ce point, existait-il une langue originelle ? Peut-on la retrouver ou bien le caractère éphémère des langues, rend-elle vaine cette quête ? Au lieu de chercher dans le passé, la biologie peut-elle nous éclairer ? Le code génétique et la langue n'auraient-ils pas une parenté ?
Si l'on ne peut pas savoir exactement d'où viennent les langues, du moins peut-on comprendre à quoi elles servent (= leurs fonctions). Nous permettent-elles, de nous exprimer, de communiquer les uns avec les autres, d'agir, de nous donner des repères dans le monde, de jouer et de créer des univers imaginaires, de ne plus être seuls, de comprendre le réel ? Le langage ne peut-il pas se pervertir, et servir à tromper l'autre ?
Le langage humain n'a-t-il pas aussi et surtout un pouvoir immense. Comment cela est-il possible si le langage n'est qu'un système de sons ?
En réalité, le langage humain reflète-t-il le monde et nous donne-t-il accès à la vérité ou le déforme-t-il ? Est-il transparence ou opacité ? Sert-il de pont reliant les consciences, annulant par-là leur solitude originelle ou bien n'est-il pas un obstacle qui les sépare. Le "malentendu" n'est-il pas le résultat normal de tout échange ? D'autres langages, extra-linguistiques, peuvent-ils suppléer ou remplacer le langage humain ? Est-ce dans le silence de l'âme que la communication se fait le mieux ou bien le silence ne traduit-il que le vide de la conscience ?
ENJEUX :
Comprendre le monde, obtenir un pouvoir sur le monde et sur les autres hommes.
Briser notre solitude, entrer en contact avec une autre conscience, établir à travers la communication, un lien véritable.
DEFINITIONS
1. Définition du langage au sens large
Tout système de communication transmettant une information à l'aide d'un code. Ce système comprend nécessairement : 1) un émetteur, 2) un message, 3) un code, 4) un récepteur.
Il existe des langages naturels (tous les langages des animaux, le code génétique...) et des langages culturels, inventés par l'homme, qui ne sont pas parlés, (code de la route, rituels de politesse, art, symboles, selon Lévi-Strauss, tout est langage dans la société : cf. le cours d'anthropologie.)
2. Définition du langage au sens précis : sens linguistique :
On appelle LANGAGE au sens linguistique, tout système de communication fondé sur la PAROLE, (c'est-à-dire sur un système de sons à double articulation), qui produit des signifiants conventionnels, grâce à un système de signes socialisés : la LANGUE.
Etymologie :
Indo-européen : DINGW = langue (organe)
Latin : LINGUA = langue (organe et ce qu'il produit : la parole).
PARLER au sens propre, c'est fabriquer un DISCOURS, c'est à dire émettre un message à l'aide de vibrations sonores, organisées dans une structure à double articulation en utilisant une LANGUE.
"Une LANGUE est un ensemble de codes (phonologiques, lexicaux, symboliques) qui caractérisent une communauté historique. (…) C'est un système VIRTUEL."
"Un DISCOURS (fait de paroles), c'est une suite de messages émis par des individus de cette communauté placés dans une situation de communication. C'est un acte REEL, (…) la langue mise en action." Ricoeur.
PARLER au sens figuré, c'est utiliser un code édifié sur la parole, mais pas forcément oral, pour émettre un message ou signifier
1 - Par exemple on peut se "parler" intérieurement sans faire vibrer la voix, = PENSER.
2 - On peut tracer des signes sur une surface matérielle, en silence, = ECRIRE. (Il existe plusieurs types d'écritures, le braille, le morse. qui peut lui-même utiliser des bruits, de la fumée etc.)
3 - Les sourds-muets s'expriment par des gestes : la LANGUE des SIGNES. "Signer" c'est parler, ce langage est immédiatement traduisible en parole et en écriture.
4 – A la limite, l'on peut envoyer des messages à travers d'autres langages. Une musique, un tableau peuvent nous "PARLER" au sens métaphorique du terme,( = avoir quelque chose à nous "DIRE").
INFORMATIONS DEJA ACQUISES
A) Bible : place centrale du langage parlé.
1 - Dieu crée le monde en parlant. La parole est un attribut divin, sacré. La parole de Dieu est à la fois parole, pensée et acte = "verbe". Elle exprime son essence et son pouvoir absolu.
2 - Adam doit "donner des noms" aux objets créés. Ce langage originel, le "langage adamique" aurait été l'expression vibratoire exacte de chaque chose. Il est anéanti au moment de la "Tour de Babel".
3 - Mythe de la Tour de Babel : les hommes qui parlent tous la même langue, celle d'Adam, construisent une tour immense pour rivaliser avec Dieu. Pour briser leur volonté de puissance, Dieu casse cette langue et leur fait parler des langues multiples et différentes. Les hommes ne se comprennent plus et ne peuvent plus achever leur tour.
4 – Aller voir dans le Nouveau Testament le "PARLER EN LANGUE", ou le langage universel du St Esprit.
B) En Anthropologie, nous avons vu que :
1 - Le langage à double articulation est l'un des critères fondamentaux d'humanité.
2 - J.J. Rousseau suppose que la naissance du langage vient du désir et du plaisir de l'amour, à partir de la rencontre autour du puits.
3 - La découverte des "Enfants Sauvages", (élevés sans aucun contact avec la civilisation) semble prouver que son origine n'est pas naturelle. En effet, ces enfants ne parlent pas.
4 - Les paléontologues constatent la croissance continue de l'aire 44 (zone du cerveau qui contient les mécanismes de la parole et des gestes des mains), au cours de l'évolution de l'humanité. La descente du larynx, qui permet le langage articulé, se produit vers – 1.5 millions d'années.
1. Le langage humain : son fonctionnement. La "double articulation". |
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Ce que PARLER veut dire.
La double articulation
Parler, c'est d'abord articuler des sons en obéissant à des lois physiques, puis sociales, pour exprimer une information ou un message.
1) Les phonèmes : L'air en passant à travers les cordes vocales peut les faire vibrer = la VOIX. Puis le son produit est modulé par l'appareil phonétique (= les organes de la bouche : la langue, la gorge, le palais, les dents, les lèvres...) pour produire un son structuré, cf. les sonorités gutturales, palatales, dentales, labiales. C'est le PHONEME.
Le phonème est la plus petite unité de langage humain (son élémentaire structuré), dépourvue de sens.
En étudiant les langues dans le monde entier, les linguistes ont dénombré de 20 à 50 phonèmes par langue. Notre "clavier phonologique" est très riche. Les phonèmes correspondent à peu près aux lettres de l'alphabet. La phonétique est la science des sons élémentaires du langage. (Mais même si nous n'avions que deux phonèmes, un son bref et un son long, nous pourrions nous exprimer avec la même richesse grâce à la double articulation du langage.)
Les phonèmes servent à fabriquer les monèmes.
2) Les monèmes : Les monèmes qui représentent, en gros, les mots, ne sont pas fabriqués n'importe comment.
a - l'organisation des phonèmes dans les monèmes obéit à des lois physiologiques. Il y a des suites de phonèmes imprononçables. KSCHSRTRL... pour nous par exemple.
b - selon les régions du monde, les habitudes et les possibilités d'articulations varient : th, l, dans la langue anglaise, S, P, K, en russe etc. Le linguiste LEPSCHY appelle "pertinences" les fréquences d'associations de phonèmes dans les monèmes. C'est cette fréquence qui nous permet de reconnaître une langue sans la connaître, mais aussi de décoder tous les codes secrets!
Le monème est la plus petite unité de langage humain signifiante, (c'est à dire qui renvoie au réel ou à une représentation du sujet) . Il est constitué d'une articulation de phonèmes.
c - le monème est déjà un signe linguistique socialisé, il est puisé dans une langue donnée, il renvoie à une signification virtuelle possible. Pour signifier réellement, il doit être intégré dans une articulation plus vaste, le syntagme.
3) Le syntagme : approximativement, c'est la phrase, c'est-à-dire une organisation de mots qui prennent leurs sens les uns par les autres.
Le syntagme est une combinatoire de monèmes obéissant à des lois grammaticales et sémantiques.
Le monème "ver" a un sens très vague. Seule sa place par rapport à d'autres monèmes peut fixer son vrai sens.
Il a rempli son "verre". Il s'en va "vers" le Nord. Cendrillon et sa pantoufle de "vair" (= une sorte de fourrure). Il a un élevage de "vers" à soie. Il a repeint sa chambre en "vert". Etc.
Le linguiste SAUSSURE compare la langue à un jeu d'échecs. Le contenu du signe "n'est vraiment déterminé que par le concours de ce qui existe en dehors de lui." La valeur de chaque signe dépend de la position et de la valeur des autres, et inversement !
C'est le linguiste MARTINET qui a mis en évidence la double articulation du langage humain.
Attention :
la première articulation est celle des monèmes dans les syntagmes.
la deuxième articulation est celle des phonèmes dans les monèmes.
Il faut partir du langage achevé, c'est-à-dire du message complètement élaboré.
Les combinaisons possibles sont en nombre infini ! Théoriquement, la richesse d'une langue permet de "TOUT" dire. Des millions de kilomètres d'œuvres écrites occupent les rayons des bibliothèques, mais on peut encore dire, écrire des textes nouveaux à l'infini....
PARLER est l'une des fonctions les plus compliquées du monde. Les mécanismes mis en jeu dans le cerveau sont loin d'avoir été tous analysés, ils mettent en jeu des milliards de connexions cérébrales.
La LANGUE est l'ensemble des monèmes (dictionnaire) et de leurs lois d'articulation (grammaire). Elle est un système de signes conventionnels.
Selon CHOMSKY :
La "compétence" est le stock utilisable, toutes les possibilités d'expression offertes par une langue donnée, elles sont théoriquement infinies. (Système virtuel.)
La "performance" est la découpe personnelle et limitée que l'on opère dans ce stock, c'est-à-dire la langue effectivement utilisée par un individu.(Acte du discours.)
En ce moment, en France, la "performance" est en baisse. La langue s'appauvrit dans sa pratique. C'est grave parce que le langage est en relation directe avec la pensée et sa richesse.
2. Les codes linguistiques : la parole et l'écriture |
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On appelle code linguistique un langage humain qui reproduit le langage parlé sans la voix. Il peut être immédiatement retraduit en parole sans aucune déperdition de sens. Ce qui n'est pas le cas pour la musique par exemple.
Exemples de codes linguistiques : L'écriture, le "braille", le morse, le langage des signes des sourds-muets.
LA PAROLE et L'ECRITURE
La parole |
l'écriture |
vibration, énergie.
Support aérien.
Elle "vole" à travers l'espace. |
Trace, matière.
Support matériel : pierre, bois, papyrus, papier.
Trace en creux, ou en relief : encre, peinture. |
Se déploie dans le temps.
Durée d'un discours.
Mais elle est éphémère, elle s'efface...disparaît immédiatement. |
Se déploie dans l'espace, sur une surface.
Elle est permanente. Elle reste gravée, sinon pour toujours, du moins pour un temps immensément long. Elle dure. |
Elle est irréversible. On ne peut pas "effacer" ce qui a été dit. |
Elle est réversible. On peut effacer, gommer, recommencer. |
L'interlocuteur est "passif". Il écoute. Il doit attendre que le discours soit terminé pour en comprendre le sens.
L'auditeur est dépendant de l'orateur. |
Le lecteur est "actif". Il se promène comme il le désire dans le texte, à la vitesse qui lui plaît, dans le sens qu'il veut, il peut même commencer par la fin du récit. Il peut faire des pauses, il peut relire plusieurs fois le même passage.
Il domine son texte. Il a plus de liberté. |
On est "pris" par un discours |
On "prend" un livre. |
L'émetteur est PRESENT, VIVANT.
Sa parole est "vivante", incarnée à travers une voix avec son timbre particulier.
Lien immédiat avec lui, mais limité.
Impact seulement sur les auditeurs présents.
Force immédiate
Civilisations de la parole:
"donner sa parole d'honneur" |
L'émetteur est ABSENT, voire MORT.
L'écriture est une parole "desséchée"
Mais son message peut circuler à travers le temps et l'espace, et être multiplié grâce à l'imprimerie. La lecture la "réhydrate", lui redonne vie, la ressuscite. Elle peut "toucher" le monde entier
Force différée.
Civilisations de l'écriture: Textes sacrés.
"donner sa signature" |
Synthèse: "jurer sur la Bible". Cf. Galilée !
On peut écrire un discours, et "parler" un texte.
Quel code selon vous a le plus de puissance ?
Savez-vous quel est le contenu des premiers écrits de l'histoire?
Pourquoi Socrate, mais aussi avant lui Bouddha, après lui le Christ, n'ont-ils rien écrit?
Connaissez-vous le texte de Lévi-Strauss : "La leçon d'écriture" dans Tristes Tropiques ?
(La première idée qui vienne à un "Primitif" est de s'en servir pour contrôler un échange, et donc pour prendre le pouvoir.)
L'enregistrement vidéo rend-il caduque cette distinction ?
Le mythe de THEUTH :
Voilà, dit Theuth, la connaissance, Ô Roi, qui procurera aux Egyptiens plus de science et de souvenirs; car le défaut de mémoire et le manque de science ont trouvé leur remède!
A quoi, le roi répondit : ô Theuth, découvreur d'arts, (…) en ta qualité de père de l'écriture, tu te plais à doter ton enfant d'un pouvoir contraire de celui qu'il possède. Car cette invention, en dispensant les hommes d'exercer leur mémoire, produira l'oubli dans l'âme de ceux qui en auront acquis la connaissance; en tant que confiants dans l'écriture, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au-dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir; en conséquence, ce n'est pas pour la mémoire, c'est plutôt pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c'en est l'illusion, non la réalité que tu procures à tes élèves : lorsqu'en effet, avec toi, ils auront réussi, sans enseignement, à se pourvoir d'une information abondante, ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu'ils sont, dans la plupart, incompétents; insupportables en outre de leur commerce, parce que, au lieu d'être savants, c'est savants d'illusion qu'ils seront devenus !
Platon, Le Phèdre.
-Theuth, dieu égyptien, auquel on attribue l'invention du langage, de l'écriture, du calcul, de l'astronomie, du tric-trac, des dés.
- art = à l'origine, manière de faire une chose, artisanat, technique.
- commerce = fréquentation, relation.
3. Les différents types de signes |
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Le signe linguistique
Sêma en grec = signal. Sêmeion = signe. Signum en latin =marque, empreinte, objet matériel qui fait connaître autre chose.
Sémantique = étude de la signification des signes.
Séméiologie ou sémiotique = étude d'un système de signes donné. (Médecine, transports ferroviaires, linguistique, esthétique, génétique...)
Le signe est un objet matériel, son ou figure, tenant lieu d'une chose absente, servant à la rappeler à l'esprit.
Le signe est toujours double : il indique un rapport présence /absence, et renvoie obligatoirement à autre chose que lui-même.
Il existe plusieurs catégories de signes :
A - Les signes non linguistiques
1 L'indice : Trace quelconque laissée par un événement ou un être. Il existe un rapport de cause à effet, un lien naturel entre l'événement et sa trace. (Enquête policière, empreintes du gibier pour le chasseur, symptômes d'une maladie pour le médecin, traces humaines pour l'archéologue...)
2 Le signal : Image, forme, geste, couleur, objet... qui a pour fonction de déclencher une conduite. Le feu comme signal de danger, la cloche au lycée comme signal de fin de cours, le code de la route... Il existe une grande quantité de signaux dans le monde animal, d'attaque, de déclenchement de conduites sexuelles...
Cf. la théorie du réflexe conditionné à partir d'un signal arbitraire chez PAVLOV.
3 Le symbole : Sumballein en grec signifie mettre ensemble, ajuster les deux parties d'un objet coupé en deux. (Les Grecs cassaient en deux un fragment de poterie, chacun en gardait un morceau. C'était un moyen de reconnaissance entre eux ou un signe donné à un proche par lequel il pouvait également se faire reconnaître comme fils de l'un des deux par exemple.)
Le symbole est une figure, image, objet, réel ou verbal, renvoyant à un objet ou à une valeur qui lui ressemble. Le rapport entre le symbole et ce qu'il signifie est analogique.
- L'analogie peut être naturelle : X = croisement, carrefour. Cœur = amour, centre, courage...
- L'analogie peut être culturelle : influence dans l'histoire des mythes particuliers à une civilisation.
= drapeau, sceptre, caducée, armoiries...
- L'analogie peut être tout à fait abstraite et conventionnelle et arbitraire : par exemple les symboles mathématiques. (P ) etc. + , - , : ...
B - LE SIGNE LINGUISTIQUE
1. Il est de nature "acoustique", parler, c'est produire des sons, mais pas nécessairement sensibles. Le langage intérieur, c'est-à-dire la pensée, peut s'exprimer à l'aide d'images de sons = les images acoustiques. Il est possible "d'entendre" la sonorité du mot dans sa tête, comme l'on peut "entendre" une musique sans le son extérieur.
2 . Il est RELATIF. Comme nous l'avons vu plus haut, il dépend des signes qui l'environnent. Il ne prend son sens que par un jeu de différences et de contrastes.
"Dans la langue, il n'y a que des différences, sans termes positifs. [...] Ce qu'il y a d'idée ou matière phonique dans un signe importe moins que ce qui existe autour de lui dans les autres signes." SAUSSURE, Cours de Linguistique Générale.p.166.
Chaque signe est toujours au croisement de deux axes. L'axe paradigmatique et l'axe syntagmatique.
L'axe paradigmatique : représente la sphère de tous les monèmes (mots) qui se ressemblent du point de vue du sens, l'ensemble de toutes les substitutions possibles. Il fait référence au "contenu" du mot, à sa définition.
L'axe syntagmatique : est l'ordre à la fois chronologique et en même temps grammatical, grâce auquel les monèmes, prennent un sens particulier. (Voir exemple P. 6, avec le monème VER)
"J'ai rencontré un homme bon", n'a pas du tout la même signification que "J'ai rencontré un bonhomme." La place d'un mot dans une phrase peut totalement changer sa signification. "Bien vouloir" = prière, et "Vouloir bien" = ordre !
Toutes les figures de rhétorique offrent de multiples possibilités de faire varier le sens des signes. Chaque signe peut entrer dans le "procès métaphorique", ou le "procès métonymique". (Métaphore = lien de ressemblance, métonymie = lien de contiguïté, = prendre la partie pour le tout. Exemple "Boire un verre".
3. Il est ARBITRAIRE. Il dépend d'une décision gratuite, libre, sans rapport naturel, logique ou analogique avec ce qu'il signifie. D'où la cassure signifiant / signifié. Il n'y a aucune raison de donner tel nom à telle chose. Ce qui revient à dire que dans l'absolu, les mots ne veulent rien dire.
4. Il est CONVENTIONNEL. C'est un accord tacite du groupe qui fixe le sens des signes. C'est d'ailleurs la pratique du groupe qui modifie, au cours du temps, le sens des mots et leur usage. "Enervé" autrefois signifiait ne plus avoir de nerfs, aujourd'hui, c'est le contraire!
En France, l'Académie Française fixe le sens des mots d'après l'usage des écrivains et de la société.
5. Enfin, le signe linguistique est double.
Il est constitué de deux volets indissociables :
- Le signifiant = le signe dans sa matérialité. Le son entendu, le signe tracé concrètement.
- Le signifié = le sens auquel il renvoie dans la pensée de celui qui l’émet ou le perçoit. Cela se passe dans l’esprit ou dans la pensée, c'est à dire dans le monde intérieur. Le sens que l'on donne à une parole ou que l'on trouve dans une parole dépend de fonctions intellectuelles, psychologiques très mystérieuses, qui font appel à l'intuition, l'intention signifiante de la conscience qui parle reste inexplicable.
Le langage exprime-t-il le réel?
Attention, le signe linguistique ne renvoie pas directement au réel, mais au référent, c'est-à-dire à l'idée ou à la représentation que l'on s'en fait ! Dans certains cas, le référent désigne un individu particulier, ou un objet réel, mais dans la plupart des cas le référent désigne une idée voire des êtres complètement fictifs, cf. la littérature. D'où le problème : le langage peut-il exprimer le réel? Ou n'exprime-t-il que l'univers de notre représentation du réel, qui n'est pas nécessairement conforme au réel. Cf. le cours sur la VERITE et l'idée d'une possible distorsion du réel dans la perception que nous en donne le cerveau. Cf. Toute la théorie de Kant sur la distinction entre noumène et phénomène.
Cette définition du signe implique qu'il n'exprime pas directement la réalité.
[Au Moyen Age, ce problème se posait déjà, dans La QUERELLE DES UNIVERSAUX.
Trois thèses étaient en présence :
1. Le REALISME : cf. St Anselme, 1033-1109. Théorie selon laquelle derrière les mots, ou idées, ou concepts, et avant eux, il EXISTE , une ou des réalités qui leurs correspondent, c'est à dire des êtres métaphysiques. (cf. Platon.). Les mots sont des moyens par lesquels nous "touchons" ces réalités avec notre esprit et par conséquent nous y accédons.
2. Le NOMINALISME : cf. Roscelin, 1050-1120. Théorie selon laquelle le mot, ou concept n'est qu'une "émission sonore" et ne désigne rien de réel. Par exemple "Humanité" ne désigne rien de réel, il n'y a que des individus concrets, particuliers.
3. Le CONCEPTUALISME : Abélard 1079-1142, (devenu célèbre à cause de son amour pour Héloïse, qui lui valut la castration et la prison !) Abélard fait une synthèse de ces deux théories, et admet que seuls les individus particuliers existent dans le réel, mais les caractères généraux de ces êtres existent dans l'entendement. Autrement dit, il fait une différence en fonction des référents.]
C - L’acquisition des signes
Le « babil » ou « babillage » ou « lallation » définit le jeu de l’enfant (in-fans en latin signifie celui qui ne parle pas), avec les phonèmes, avant la pratique de la parole.
Etonnement des spécialistes, entre 8 et 10 mois l’enfant utilise un stock de phonèmes supérieurs à celui du milieu linguistique auquel il appartient. Ce qui revient à dire que son répertoire phonétique est plus riche que celui de sa langue. (cf. D.K. Oller Infant Babbing and speech. 1976, et Chomsky, Aspects of the theorie of syntax,1965)
Fr. Dolto, psychanalyste, pense que l'enfant dispose d'un langage préexistant à toute forme de codes, le "verbe" qui le rend apte à la communication avant même l'acquisition du langage et qui s'exprimera selon tel ou tel code, en fonction de sa culture.
D - La perte du contrôle des signes : l’aphasie.
Elle s’étudie dans le cadre des maladies du langage, en neurologie, ou en psychiatrie.
- Apraxie = trouble de l’articulation des mots.
- Agnosie = perte du sens des mots.
- Surdité verbale = perte de la compréhension des mots parlés.
- Cécité verbale = non-compréhension des mots écrits.
Le "langage" du perroquet ou PSITTACISME = reproduction d'une succession de sons sans en comprendre le sens, un peu comme un caméléon pour les couleurs ou un magnétophone pour les sons. Ce n'est pas un langage, mais un simple mimétisme.
Il existe plusieurs types de langages de complexité variable.
En règle générale, le signifié "colle" au signifiant.
1. Ce qui signifie que chaque cri de l’oiseau, par exemple exprime un besoin ou une situation précis en juxtaposant ses signaux. S’il a à sa disposition 10 coassements différents, il peut exprimer 10 messages différents (faim, besoin sexuel, danger, peur, attaque, douleur physique...), mais pas d’avantage, contrairement à l'être humain qui grâce à la combinaison des sons peut fabriquer des messages en nombre infini.
Il faut distinguer cependant :
2. Le langage des abeilles, étudié par K. von Frisch (cité par Benvéniste, linguiste.) Les abeilles, lorsqu'elles reviennent à la ruche, accomplissent des danses en forme de huit. L'axe du huit indique la direction de la fleur à butiner par rapport à la ruche et au soleil, la vitesse de la danse est inversement proportionnelle à la distance de la fleur. Finalement ce langage ne permet d'exprimer que trois messages : il y a du pollen, dans telle direction, à telle distance. Mais aucun relais n'est possible, aucune déformation, l'abeille n'a même pas la possibilité de mentir ni de modifier son message. Si par exemple, on place un beau bouquet de fleurs parfumées au sommet d'un pylône, au-dessus de la ruche, les abeilles le trouvent, mais aucune d'entre elles ne peut transmettre l'information "au-dessus de", les fleurs, en effet, ne poussent généralement pas dans le ciel.
3. Quelques singes ont appris à "parler", sans la voix, la position de leur larynx ne leur permet pas d'articuler des sons. Ils savent utiliser un langage fabriqué à partir de gestes et d'images, ils parviennent même à combiner entre eux les signes pour désigner ce qu'ils veulent, par exemple, "le bracelet pour le doigt" signifie le mot "bague". Mais les spécialistes du langage affirment qu'il ne s'agit pas d'un langage vraiment humain, en effet, il ne possède pas la double articulation, mais une seule articulation. Et encore reste-t-il très pauvre et limité, sans aucune possibilité d'abstraction.
4. Nous laisserons à part le "langage" supposé des dauphins, aucune étude scientifique n'a été publiée à ce jour. Secret militaire ?
5. La parole et la pensée |
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Question très épineuse.
Il est difficile de vouloir séparer la Pensée de la parole. Mais quelles sont leurs relations ?
La parole exprime-t-elle la Pensée, en est-elle le seul signe visible, et par conséquent la preuve ?
Ou bien, la Pensée est-elle faite de paroles, donc le résultat de notre apprentissage de la parole.
La réponse à ces problèmes dépend d'une part de la conception que l'on a de l'homme ; (essentialiste ou existentialiste), d'autre part de la définition, très variée, que l'on donne de la pensée.
La notion de PENSEE a en effet de multiples sens.
1 . La Pensée peut être conçue comme une faculté innée, un état mental conscient, qui permet de produire des idées et des raisonnements, et de ressentir les impressions, des perceptions. C'est la conception classique de l'âme ou de l'esprit.
2. La pensée est aussi l'ensemble des produits de cette faculté, donc les idées et leur
organisation sensée, c'est à dire le logos ou la réflexion qui reflète l'intelligence de l'âme. Par
exemple lorsque l'on parle de la pensée de Platon, il s'agit de son système d'idées, de sa
philosophie qui s'exprime dans ses œuvres. Une pensée ou des pensées peuvent rester à l'intérieur de l'esprit ou être traduites et exprimées à l'extérieur par la parole.
3. La Pensée peut être conçue, enfin, comme une activité de langage intérieur silencieux, c'est à dire le fait de se parler intérieurement avec des mots. En utilisant les images acoustiques des mots, sans les prononcer, elle est extrêmement rapide. Dans ce cas elle ne peut pas exister sans les mots, donc elle résulte de l'apprentissage du langage.
A partir de là, quatre points de vue sont possibles : Le langage est le reflet de la Pensée. Théorie des philosophes classiques (Platon, Descartes, Rousseau, Hegel…)
a - La Pensée peut exister, intense, sans langage, les mots ne sont que des enveloppes imparfaites des idées.
(cf. Platon, la contemplation de la vérité suprême qui est pensée pure se fait dans le silence total, sans mots, dans une intuition directe de la réalité intelligible).
Einstein partage ce point de vue :
"Les mots et le langage écrits ou parlés ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée, […] Je pense très rarement en mots. Une pensée vient, et je peux essayer de l'exprimer en mots après coup."
b - La Pensée doit s'exprimer nécessairement par les mots, sinon elle est pure virtualité, sans consistance. Elle doit, en quelque sorte "s'incarner" pour exister. Le mot est l'expression exacte de la pensée. (cf. Hegel)
La Pensée est créée par le langage
Comme un "organe" est créé par une fonction : l'on apprend à parler et c'est cet apprentissage qui fabrique la pensée. Thèse des existentialistes et d'un très grand nombre de linguistes contemporains. Pour E.Sapir, la Pensée est entièrement fabriquée par la langue et donc "prisonnière" de la langue. cf. théorie de Bl. Whorf. Donc il est impossible de penser sans les mots.
Merleau-Ponty partage en partie ce point de vue, mais selon lui la pensée déborde largement la langue.
Il existe des langages sans Pensée :
Celui des machines. cf. l'intelligence artificielle. L'ordinateur peut permettre un "dialogue" avec des mots. Certains ordinateurs "pensent" leur stratégie au jeu d'échecs et peuvent être supérieurs aux plus grands champions.
Il existe des langages et des pensées sans Pensée, c'est à dire inconscients
cf. Freud, le langage de l'inconscient. Les rêves utilisent certes des images, mais aussi des mots, des syntaxes, des figures de rhétorique, le travail de déplacement et de condensation de l'inconscient, le conduit à fabriquer des métaphores et des métonymies ! cf. Lacan.
Bien entendu, à chaque fois, il convient de redéfinir le sens donné à "pensée", et de repérer l'idéologie qui se profile derrière cette position.
En gros, distinguons deux grandes thèses :
I Conception traditionnelle : L'homme parle parce qu'il pense.
La Pensée ou l'âme, existe d'abord, c'est elle qui donne à l'homme la possibilité de parler.
Si l'on entend par Pensée, l'âme ou l'esprit, alors, le Verbe (= la parole) est son attribut essentiel. En effet l'âme est une substance invisible, qui a la faculté de connaître et de s'exprimer.
1 - Tradition judéo-chrétienne et toute la scolastique (= philosophie du Moyen-Age).
Chez Dieu, pur esprit, Pensée, parole et action coexistent. Cf. l'expression "VERBE" divin.
Adam sait d'emblée parler, sans avoir appris, parce qu'il est doué d'un esprit de même substance que celui de Dieu. Cf. le "langage adamique".
D'où le statut inférieur de ceux qui ne parlent pas, les animaux, par exemple, et le statut très particulier voire supérieur, véritable rival, d'un animal qui parle comme le serpent dans la Genèse!
2 - Platon, Aristote, Descartes, Rousseau, Chomsky, Frege… entre autres défendent ce point de vue.
II Conception moderne : L'homme pense parce qu'il parle.
C'est parce que l'on a d'abord appris à parler, c'est à dire à mettre des mots sur des choses que l'on peut ensuite penser, faire circuler à toute vitesse ou lentement, les images ou souvenirs de ces mots.
Mais si l'on entend par Pensée, la faculté de réfléchir, = de se fabriquer des "reflets" des choses, du monde, et de les organiser, alors la Pensée ne peut pas exister sans les mots que la société a inventés pour désigner les choses. Les mots nous viennent de l'extérieur, ils s'apprennent. Et la Pensée est le résultat de cet apprentissage et sa gestion. Ainsi, lorsque l'on pense, on se parle intérieurement, sans prononcer réellement les mots, ce qui permet une gestion très rapide du stock. Les signes glissent, à toute vitesse, en silence. Les technique modernes (Résonance magnétique nucléaire) d'exploration du cerveau, permettent de "voir" que les mêmes régions du cerveau s'allument, lorsque le sujet parle et lorsqu'il pense.
Si la Pensée est le résultat de l'apprentissage du langage, alors, la diversité des langues implique que les hommes ne pensent pas de la même manière s'ils ne parlent pas la même langue. Peuvent-ils alors se comprendre ? Peut-on traduire exactement le même message d'une langue à l'autre ? Le verbe "être" n'existait pas dans l'ancien chinois. Du coup, comment se poser le problème de l'être ? comment non seulement traduire, mais même seulement penser, l'expression : "To be or not to be."? La parole/pensée fonctionne comme un "filtre" entre le réel et nous. Nous voyons le réel à travers les mots que nous avons à notre disposition pour le nommer. La perception de la nature par le botaniste n'a rien à voir avec celle du chasseur ou celle de l'artiste… Notre perception du monde dépend de notre pensée, donc de la structure et de la richesse de notre langue. Les Esquimaux (ou Eskimos) ont plus de cent mots pour dire "neige", leur perception de la neige nous est inaccessible et leurs poèmes sur la neige sont intraduisibles dans notre langue. Les ouvriers des Gobelins (manufacture de tapisserie) utilisaient plus de 26 termes différents pour signifier les différentes nuances de vert. Les Grecs n'avaient que 6 couleurs pour décrire l'arc-en-ciel…En bref, notre découpe du réel est parallèle à notre découpe linguistique. Le langage est peut-être non pas le reflet du monde réel, mais créateur d'un autre monde irréel?
- Théorie défendue par les existentialistes et la plupart des linguistes contemporains.
6. L'insoluble question de l'origine des langues |
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Rabelais avait imaginé des paroles emprisonnées dans des grêlons, qui se libéraient au moment de la fonte sur le pont d'un bateau ! Malheureusement aucune parole ne s'est fossilisée. Il n'y a pas de paléontologie de la parole possible.
Le problème est considéré comme insoluble aujourd'hui. La société linguistique de Paris refuse de prendre des D.E.S. (Diplôme d'Etudes Supérieures) et des thèses sur ce sujet. Aucune référence scientifique n'est possible. Il est impossible de prouver ou de falsifier (= prouver que c'est faux) aucune hypothèse. Néanmoins, grâce à l'analyse et au traitement, sur ordinateurs, des dizaines de milliers de langues parlées ou écrites dans le monde passé et présent, l'on peut se faire une idée de leurs origines.
Nous allons retrouver quelques hypothèses déjà vues au début du cours :
1 – La parole vient de notre esprit qui est lui-même d'origine divine.
cf. la Bible : Trois origines :
a) Dieu qui par sa parole (ou verbe) a le pouvoir de créer l'univers et tout ce qu'il contient. "Dieu dit. Dieu dit..." A l'origine du monde il y a la PAROLE d'un ESPRIT PARLANT.
b) Adam, parce qu'il est doué d'un esprit a la faculté de parler. Il doit donner des noms aux choses, en prendre possession mentalement, et assurer par-là même sa réelle supériorité sur le monde et les autres créatures. Il est créateur d'un LANGAGE ORIGINEL.
c) Tour de Babel. Episode de la Bible qui explique d'où vient la multiplicité des langues. Les hommes qui parlent tous une seule et même langue, la langue originelle, celle d'Adam, construisent une gigantesque tour, à Babel (actuel Irak), Dieu qui ne veut pas être égalé, détruit la volonté de puissance des hommes en cassant ce langage originel, et en le remplaçant par une multiplicité de langues. Ce qui rend toute communication impossible, donc fait échouer tout projet commun, en isolant chaque homme dans une incommunicabilité relative.(Il faudra traduire !)
2 – Cependant élevé en dehors de la société, l'Enfant sauvage ne parle pas. Les dix nouveau-nés élevés d'une manière expérimentale, c'est à dire sans aucun langage, dans le château de Frédéric II, roi de Prusse, sont tous morts avant l'âge de deux ans, sans avoir prononcé aucun mot. Doit-on en conclure qu'il n'existe pas de langue naturelle, et que l'enfant sauvage n'a pas de Pensée ?
3 - PLATON
Les archétypes du langage se trouvent dans le monde intelligible. Ce sont des idées pures ou encore des "signifiés" purs. Par exemple dans l'Allégorie de la Caverne, les âmes qui se trouvent derrière le petit mur "parlent", sans la voix, puisqu'elles ne sont pas enchaînées dans des corps. Dans la caverne, le langage que nous utilisons n'est qu'un écho ou encore une "ombre" de ce langage pur. Dans le Cratyle, Platon propose l'hypothèse d'un "législateur ivre" qui aurait inventé les mots dont nous nous servons dans le monde sensible. D'où l'importance capitale du travail sur les mots pour arriver à en saisir, par delà leur imperfection, l'essence = la signification réelle.
Cf. au XX e siècle, la conception de FREGE, les pensées existent de toute éternité, prêtes à être découvertes.
4 - DESCARTES
L'origine de la parole se trouve dans l'âme.
5 - ROUSSEAU
cf. texte tiré de L'Essai sur l'origine des langues.
Le puits est le lieu de rencontre des jeunes "mâles" et des jeunes "femelles", (ils ne sont pas encore humanisés). Ils découvrent un sentiment nouveau. Alors qu'ils ne vivaient autrefois que repliés à l'intérieur de leur famille, en suivant leurs instincts donc en pratiquant l'inceste, ils commencent à éprouver des passions et des désirs. C'est l'amour qui les pousse à PARLER. La naissance du langage est liée au plaisir de communiquer et non au besoin.
6 - Plus tard, au XX être siècle, Lévi-Strauss explique que la prohibition de l'inceste crée un triple échange, social, économique et linguistique. Donc la P.I. est la condition fondamentale de l'émergence du langage.
7 - Données de l'anthropologie.
- C'est la descente du larynx, chez l'homme, vers -1,5 millions d'années qui permet la prononciation de sons articulés, cf. Y. Coppens.
- La paléontologie montre que l'aire 44, centre du langage se développe d'une manière continue. La libération de la main libère la parole. (Cf. Leroi-Gourhan.)
8 - Données des recherches linguistiques.
Pour reconstituer la langue-mère, c'est à dire la langue d’origine, il suffit de chercher les plus petits dénominateurs communs de toute une population de langues voisines : les racines, les types de conjugaisons.
Ainsi, il a été possible de dégager les structures communes d’un grand nombre de langues de la même famille, mortes ou encore parlées, en Europe et en Asie, (le sanskrit, le grec, le latin, le persan, le gotique, le lituanien, le slave, l'arménien, les langues celtes, le français, l'anglais, l'espagnol, l'italien, etc.…) (Le basque n'appartient pas à cette famille.) L'informatique a été un outil très précieux pour ce travail laborieux. On en déduit que probablement elles viennent toutes d’une langue qui existait il y a à peu près 10.000 ans : l’INDO-EUROPEEN. Les "Aryens" étaient le nom de ceux qui parlaient cette langue, ils se constituaient de différents peuples, certains blonds, d’autres rouquins comme Ulysse, d’autres encore mongoles et bruns, et non pas comme le pensaient les Nazis uniquement "blonds aux yeux bleus".
On a pu reconstituer approximativement cette langue, l'Indo-européen, qui était parlée, mais qui n'a laissé aucune trace visible. On l'appelle "langue-mère" ou PROTOLANGUE.
Les linguistes ont découvert une dizaine de protolangues : le proto-fino-ougrien, le proto-sino-tibétains, le proto-sémitique etc.… dans le monde, mais à leur stupéfaction, ces langues ne présentent aucune structure commune, ni la phonétique, ni la sémantique, ni la grammaire…
Du point de vue historique, c'est la diversité des langues qui apparaît à l'origine. Aucune trace, aucun indice d'une langue unique originelle.
9 - Le linguiste Chomsky, cependant ne renonce pas à penser qu'il doit exister dans le langage des propriétés universelles, une sorte de "structure profonde "du langage, une "universalité des structures linguistiques". Par exemple, l'expression :"Je vois un chat qui court" est simple, et il doit y avoir à ce niveau une pensée semblable chez tous les hommes. Mais où et comment trouver la structure sonore qui "collerait" tellement parfaitement au réel qu'elle l'exprimerait d'une manière univoque et universelle ?
Pour l'instant ce problème n'a pas trouvé de réponse.
10 – Il existe aujourd'hui des théories de l'information qui proposent une explication biologique, ou plutôt génétique à l'existence du langage. La comparaison du langage avec le code génétique est étonnante.
"Pour la philosophie du langage, écrit Ricoeur, l'événement le plus important au XX e siècle est la découverte du code génétique. Aucun langage naturel ne ressemble plus au code génétique.(…)Les messages moléculaires présentent une organisation et une hiérarchie comparables à la syntaxe."
Jakobson affirme:
"Il est légitime de se demander si l'isomorphisme de ces deux codes différents, le génétique et le verbal s'expliquent par une simple convergence due à des besoins similaires, ou si les fondements des structures linguistiques manifestes, plaquées sur la communication moléculaire, ne seraient pas directement modelés sur les principes structuraux de celles-ci."
7. Les fonctions du langage humain |
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La fonction première et essentielle du langage est celle de la communication.
la parole permet de combler un intervalle entre deux consciences, "entre deux systèmes nerveux" écrit Bloomfield, donc de relier des consciences. Parler à quelqu'un c'est établir un pont. La parole libère l'homme de la solitude.
Attention : Ne pas confondre communiquer et échanger.
La communication est une forme d'échange qui permet de créer quelque chose de "commun", de semblable, un terrain qui peut être partagé, une entente, une compréhension. Cela implique donc que l'information circule sans déformation de l'un à l'autre, en bref que les interlocuteurs soient sur la même "longueur d'onde", qu'ils soient reliés. La communication est une entente entre deux consciences.
L'échange est une modalité beaucoup plus générale des institutions de la société. Lévi-Strauss nous dit que la société est fondée sur un triple échange (à partir de la Prohibition de l'inceste), l'échange social: celui des femmes, l'échange économique: celui des biens, et l'échange linguistique: celui des paroles. L'échange implique une circulation d'êtres, d'objets ou de paroles, avec réciprocité, c'est à dire dans les deux sens, mais cela n'implique pas nécessairement de liens entre les consciences. Le commerce est un échange (produit contre monnaie), et non une communication. Le troc peut se pratiquer sans que les intéressés se voient !
Le linguiste Jakobson ajoute six fonctions dont chacune correspond à un facteur de l'acte de communication.
La communication linguistique suppose :
1 – Un émetteur.
2 – Un récepteur.
3 - Un canal de transmission.
4 – Un code.
5 – Un message.
6 – Un référent.
La fonction de base est : la COMMUNICATION.
1. La fonction EXPRESSIVE ou "émotive" ajoute à la communication tout ce que l'émetteur met de lui-même dans son message.
La parole est un moyen d'extérioriser, = faire passer en dehors de soi, pensées, sentiments, volontés … Elle correspond à un déploiement de l'être. En s'exprimant, l'être humain se sent exister plus. Parler c'est être. L'homme est d'abord un "être parlant", même s'il ne parle qu'à lui-même ! Cf. Heidegger, cf.Lacan. L'être de l'homme se manifeste par le langage. Parler tout seul peut apporter plaisir et soulagement.
2. La fonction CONATIVE ou "appellative" (en latin conatus = le mouvement.) vise à agir sur le récepteur, à exercer un pouvoir sur lui.
Le langage peut produire du mouvement, induire une action, en bref, il fait agir les hommes. Par sa parole, le locuteur cherche à provoquer des réactions, des tonalités affectives, des sentiments, de l'amour, du respect, un geste, une protection… des comportements qui peuvent être très variés, chez son auditeur. Un homme politique cherche à convaincre ou à séduire pour obtenir le pouvoir. Un amoureux tente par sa cour de déclencher le désir de l'autre. Le croyant, par ses prières essaie d'obtenir une faveur de son Dieu. Le maître donne des ordres à ses esclaves, pour les faire travailler à son profit. Le général à son armée. Et même le magicien ou tout simplement l'homme superstitieux, espère ouvrir une porte avec des formules magiques !
Le langage a un pouvoir incantatoire. Il fait bouger les foules.
3. La fonction PHATIQUE a pour objet de s'assurer que le canal est libre.
Le langage sert à maintenir une sensation acoustique entre les interlocuteurs, c'est à dire un sentiment de contact possible, agréable ou sécurisant. Mais à proprement parler, aucun message ne circule. L'utilisation du langage se fait à vide. "Allô", "Bonjour, comment allez-vous ?" Cf. les conversations d'ascenseur, le bavardage social, les conversations d'amoureux, les diseurs de riens…
4. La fonction METALINGUISTIQUE consiste à utiliser le langage pour parler du code.
Le langage en effet, sert à se comprendre lui-même. Dans la linguistique le langage se dédouble, et devient un langage sur le langage. C'est ce que nous faisons en partie dans ce cours (ch.1 par exemple et en ce moment.)
5. La fonction POETIQUE ou esthétique concerne la fabrication du message.
La langue est une sorte de matière première que chacun peut "travailler" à sa guise comme un sculpteur. Les poètes, les écrivains créent chacun leur propre langage, auquel ils impriment leur style tout à fait particulier et original. Ils font de la langue une œuvre d'art. Nous aussi nous puisons dans la langue pour choisir nos moyens d'expression. Avec la langue nous pouvons créer d'autres mondes imaginaires, irréels, quelquefois plus puissants que le monde réel.
6. La fonction REFERENTIELLE (Elaboration de la pensée.) est centrée sur l'objet extérieur au langage, l'idée ou la réalité extérieure.
Les mots servent à identifier les êtres, les objets, les régions du monde, les différents temps. Ils fonctionnent comme des étiquettes. Ils permettent de construire tout un système d'informations, de nous donner des points de repère, de réfléchir le monde qui nous entoure, c'est à dire d'une certaine manière de le connaître, et de transmettre cette connaissance à travers la culture.
En termes plus simples et pour résumer, le langage a de multiples fonctions qui lui donnent un véritable POUVOIR.
Il permet de :
Penser, s'exprimer, s'informer, commander, agir sur les autres donc indirectement sur le monde,(ordre, prières, incantations, persuasion…), séduire, jouer, (jeux de mots, ludisme verbal), lier ou délier, (cf. le "OUI" prononcé devant le maire, ou la signature au bas d'un contrat), guérir, (cf. la fonction thérapeutique de la parole analysée par Freud), exclure, blesser, voire de tuer (cf. les calomnies, les malédictions, les médisances qui peuvent détruire une vie)…
Mais bien plus, le langage peut avoir des effets pervers et aller dans le sens inverse de la communication, puisqu'il permet de cacher, de tromper, de mentir.
Il reflète parfaitement l'ambivalence humaine.
Ces constatations nous conduisent à nous interroger sur la nature de la communication elle-même.
Communiquer implique, entre autre, une similitude entre le message codé et le message décodé. L'information qui circule entre deux interlocuteurs ne doit pas être déformée, mais rester la même.
8. Le langage et la communication |
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Or des difficultés ou des obstacles surgissent à tous les niveaux dans la circulation des messages, au niveau du codage, de la circulation du message et du décodage.
1. Le codage
Il n'est pas simple pour le locuteur (=celui qui parle) de trouver les mots ou expressions adéquats (= qui reflètent exactement sa pensée ou ses sentiments, son monde intérieur, sa subjectivité) dans le code conventionnel qu'est sa propre langue. De plus nous avons vu plus haut que la "performance" des individus (= leur utilisation effective de la langue qui dépend de leur apprentissage, et de leur connaissance de celle-ci) est très variable, en bref les êtres humains ne maîtrisent pas également la langue. Il y a souvent un immense décalage entre ce que nous disons et ce que nous aimerions dire. Nous avons le sentiment qu'en codant notre message avec des mots impersonnels, conventionnels, il y a une déperdition, une "entropie" de sens ou d'information. Ce travail de codage est en réalité très difficile, il suffit de voir les manuscrits brouillons des grands écrivains, et toutes leurs ratures avant d'arriver à l'expression parfaite, il exige une grande maîtrise de la langue. Autrefois, dans l'Eglise, la "règles des trois B." interdisait la prêtrise aux bossus, boiteux, et surtout aux bègues. Le message divin ne supportait pas un codage défectueux!
2. La circulation du message
Beaucoup d'événements viennent perturber la circulation des signifiants, en linguistique, on appelle ces événements "BRUITS". Les signes peuvent être déformés et du coup perdre leur pouvoir signifiant. Par exemple la "cacophonie" la mauvaise prononciation, la "cacographie" = écriture illisible voilent en partie ou totalement la signification du message.
3. Le décodage
Le récepteur traduit le code qu'il reçoit (= les signifiants) en signifié, c'est à dire en pensée. Il leur donne un sens, mais toujours en fonction de son propre monde intérieur, de sa subjectivité.
C'est ce qu'exprime PIRANDELLO, dans Six Personnages en quête d'auteur.
"Nous avons tous un monde en nous et pour chacun de nous c'est un monde différent. Comment voulez-vous que nous nous comprenions, Monsieur, si les mots que je dis ont un sens et une valeur en rapport avec le monde qui est en moi, alors que celui qui m'écoute leur donne nécessairement un sens et une valeur avec le monde qui est en lui ! Nous croyons nous comprendre, mais en fait, nous ne nous comprenons jamais."
Il ne peut, en effet, jamais y avoir symétrie parfaite entre le message envoyé et le message reçu. Il existe nécessairement un écart, impossible à combler. C'est pourquoi le langage est toujours équivoque, plurivoque, ambigu. Il faut donc constamment parler pour désambiguïser la parole.
"La continuité du discours est fondée sur une ambiguïté non résolue." Dubois.
La parole est à la fois transparence et obstacle dans la communication.
4. Le MALENTENDU
D'où le problème de l'incontournable MALENTENDU !
Ce que je dis n'est jamais compris comme je le crois, comme je le pense ou comme je le veux. Je ne maîtrise pas jusqu'au bout mon acte de communication.
5. Le SOUS-ENTENDU
Pourtant au moment même où j'ai l'impression d'une double déperdition de sens de mon message, à cause du codage et du décodage, il est possible que je "dise" beaucoup plus que je ne crois. Il existe des auditeurs qui savent bien entendre !, qui sont capables d'aller au-delà de ma pensée. Cf. La "troisième oreille" d'Otto Rank, psychanalyste. En effet, toutes sortes de messages extra-linguistiques accompagnent, jouxtent ma parole et la complètent ou la dépassent ou en inversent la signification.
6. Les MESSAGES EXTRA-LINGUISTIQUES
On appelle "extra-linguistiques", toutes les sortes d'expressions humaines qui ne s'expriment pas par la parole, mais qui l'accompagnent.
Langage du regard. Les yeux ont un énorme pouvoir de signification, ils "parlent", "caressent", "fusillent", "dévorent", se moquent, rient, etc…expriment souvent les intentions, la sincérité, la personnalité tout entière.
Langage du corps. Les gestes des mains, l'attitude, les rougeurs, les mouvements, les odeurs…
Langage des sons. Le timbre de la voix, l'accent, la prononciation, l'intonation, le débit, la musique de la voix… donnent de très nombreuses informations sur le locuteur.
Langage des formes. Le style, la manière de, les rites, les positions, la politesse…
Langage des symboles. Les vêtements, les bijoux, les gadgets, la coiffure, la cuisine…
Tout est code, cf. Lévi-Strauss. Cf. le cours sur l'ANTHROPOLOGIE.
En prononçant une ou deux phrases seulement, le locuteur donne des informations sur son espèce, (humain et non robot avec une voix de synthétiseur), son sexe, (masculin ou féminin), sa tranche d'âge, son pays d'origine, son statut social, son état psychologique, (nervosité, calme, gaieté…), sa santé, sa culture générale, son idéologie, (l'analyse de la fréquence des signifiants dans les discours politiques est révélatrice de l'appartenance politique), ses désirs et ses fantasmes inconscients, (cf. Freud, Lacan : dans le choix des mots, des images, dans la "ponctuation du langage", dans ses "ratés", c'est l'inconscient qui parle), enfin son identité,(comme pour les empreintes digitales, il existe des paramètres, environ une cinquantaine, qui permettent d'identifier une voix.
la richesse du message reçu dépend largement de la richesse du récepteur, de la qualité de son écoute.
C'est tout le statut de l'HERMENEUTIQUE, qui est interrogé ici. Comment savoir, en effet, si la richesse d'un message vient de l'émetteur ou de la projection de la culture du récepteur au moment du décodage ? Est-ce le texte qui "dit" tout ce que le lecteur "entend" ou ajoute-t-il "toutes sortes de médiations" (Ricoeur) entre le message et le monde à cause de sa propre richesse intellectuelle?
Cette remarque nous conduit au thème de l'incommunicabilité.
Sommes-nous des consciences solitaires piégées dans l'illusion de la communication. Nous croyons communiquer alors que peut-être nous monologuons parallèlement, sans nous entendre vraiment les uns les autres ? Cf. la pièce de Beckett, Comédie. Trois êtres humains sont enfermés dans des jarres, et monologuent tantôt ensemble, tantôt successivement, sans jamais se rejoindre ni même s'entendre.
9. Les langages non linguistiques |
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On appelle un langage non-linguistique un langage à part entière, il n'est pas seulement accompagnateur possible de la parole, mais il existe comme système, de manière autonome, et il ne peut pas s'exprimer par la parole.
1. Il existe des langages humains non-linguistiques (=fabriqués par l'homme) :
- langages de l'inconscient analysés dans le cours sur l'inconscient, le rêve, le lapsus, l'acte manqué, la somatisation.
- Toutes les formes d'art, la peinture, la danse, la musique, l'architecture, la sculpture, le mime, le Kama Sutra, =langage codé des gestes amoureux en Inde.
- Les symboles, héraldique…(le code de la route par exemple.)
- La science.
2. Il existe un nombre immense de langages naturels, qui préexistent à l'homme.
- tous les codes et signaux du monde végétal, tous les langages du monde animal, mais aussi et surtout le langage biologique clef de la vie : le code génétique qui fonctionne comme un langage à double articulation, (combinatoire extrêmement complexe des séquences d'acides aminés), et qui envoie des informations à toutes les cellules pour l'édification de l'organisme. (Nous l'avons vu plus haut.)
Peut-on classer ces langages les uns par rapport aux autres, les hiérarchiser?
Platon place la parole tout en bas de l'échelle, puis l'art, (le véritable c'est à dire celui qui reflète les réalités du monde intelligible), puis la science, enfin au plus haut niveau, le silence plein de la contemplation de l'absolu.
Aujourd'hui, H.Reeves propose de les considérer comme complémentaires, cf. Patience dans l'Azur. Ils expriment chacun, tour à tour, la richesse inépuisable du réel.
Conclusion : la parole ou le silence ? |
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"L'homme est à la fois un être parlé et un être parlant." M. Tournier.
L'être humain se définit par le langage, auquel il attribue une valeur existentielle et sociale absolue. Le langage a pour lui un pouvoir de vie :
"Car le mot, qu'on le sache est un être vivant." Cf. V. Hugo, Les Contemplations.
Et le mot a un pouvoir de mort :
"Mets un mot sur un homme, et l'homme, en frissonnant sèche et meurt, pénétré par la force profonde." Idem.
Il sert à communiquer, à gouverner, à créer des univers fictifs… bref à exister.
Si l'homme perd le langage, il se perd lui-même, cf. le texte de M. Tournier dans Vendredi ou les Limbes du pacifique, où il est question de la déshumanisation de Robinson, parce qu'il ne parle plus.
A la limite du langage, il y a le silence. Peut-être y a-t-il deux sortes de silences, un silence vide et un silence plein.
Le langage suppose un écart, une distance, une séparation entre deux êtres, puisque sa fonction est de les relier.
Mais si la distance est trop grande, la parole cesse de signifier, elle devient bruit insignifiant, puis silence, le silence vide de l'absence.
Si la distance est annulée, les deux êtres sont liés, dans une relation fusionnelle, une communion, alors, il n'est plus besoin de parole pour les relier. le Silence est plein, il est présence du sens.
En deçà et au-delà du langage qu'y a-t-il? L'être pourrait-il être silencieux ?
Nous , en Occident, nous pensons que le silence est du côté du néant. La pensée bouddhiste, au contraire, voit dans le langage une sorte de parasitage qui fait obstacle à la communion avec le cosmos. Le Nirvana est un état de silence absolu, qui permet à la conscience d'entrer dans la "pure luminosité de la conscience" dans un bonheur absolu, intraduisible par les mots, c'est à dire ineffable.
Enorme différence entre les civilisations qui se tissent sur la parole et celles qui se fondent sur le silence.
1. La multiplication des langues
La tour de Babel.
Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.
Comme ils étaient partis de l'Orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schincar, et ils y habitèrent. Ils se dirent l'un à 1'autre : Allons faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. Ils dirent encore : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. L'Eterne1 descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Et l'Eternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ils ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté. Allons descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue les uns des autres. Et l'Eternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville. C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Eternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Eternel les dispersa sur la face de toute la terre.
Genèse, 11.
2. Texte de BERGSON
"Nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres... Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles."
3. Texte de Michel TOURNIER.
La déshumanisation de Robinson.
"Je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l'inexorable travail.
Je sais maintenant que chaque homme porte en lui - et comme au-dessus de lui - un fragile et complexe échafaudage d'habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s'est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s'étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers… Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l'usage de la parole, et je combats de toute l'ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu'un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d'un monument, ce n'est pas par goût de l'accessoire. Les personnages donnent l'échelle et ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles qui ajoutent au point de vue réel de l'observateur d'indispensables virtualités. A Speranza, il n'y a qu'un point de vue, le mien dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s'est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles – des paramètres – au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L'île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d'interpolations et d'extrapolations qui la différenciait et la douait d'intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n'ai pris conscience de cette fonction - comme de bien d'autres - qu'à mesure qu'elle se dégradait en moi. Aujourd'hui, c'est chose faite. Ma vision de l'île est réduite à elle-même. Ce que je n'en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. Je constate d'ailleurs en écrivant ces lignes que l'expérience qu'elles tentent de restituer non seulement est sans précédent, mais contrarie dans leur essence même les mots que j'emploie. Le langage relève en effet d'une façon fondamentale de cet univers peuplé où les autres sont autant de phares créant autour d'eux un îlot lumineux à l'intérieur duquel tout est - sinon connu - du moins connaissable. Les phares ont disparu de mon champ. Nourrie par ma fantaisie, leur lumière est encore longtemps parvenue jusqu'à moi. Maintenant, c'en est fait, les ténèbres m'environnent.
Et ma solitude n'attaque pas que l'intelligibilité des choses. Elle mine jusqu'au fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d'autres que moi la foulent. Contre l'illusion d'optique, le mirage, l'hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l'audition… le rempart le plus sûr, c'est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu'un, grands dieux, quelqu'un !"
Michel TOURNIER, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, 1967.
4. Texte de ROUSSEAU
Essai sur l'Origine des Langues. (ch. IX.)
"Combien de pays arides ne sont habitables que par les saignées et par les canaux que les hommes ont tirés des fleuves! La Perse presque entière ne subsiste que par cet artifice : La Chine fourmille de peuples à l'aide de ses nombreux canaux ; sans ceux des Pays-Bas, ils seraient inondés par les fleuves, comme ils le seraient par la mer sans leurs digues. L'Egypte, le plus fertile pays de la terre, n'est habitable que par le travail humain : dans les grandes plaines dépourvues de rivières, et dont le sol n'a pas assez de pente, on n'a d'autre ressource que les puits. Si donc les premiers peuples dont il soit fait mention dans l'histoire n'habitaient pas dans les pays gras ou sur de faciles rivages, ce n'est pas que ces climats heureux fussent déserts; mais c'est que leurs nombreux habitants, pouvant se passer les uns des autres, vécurent plus longtemps isolés dans leurs familles et sans communication : mais dans les lieux arides où l'on ne pouvait avoir de l'eau que par les puits, il fallut bien se réunir pour les creuser, ou du moins s'accorder pour leur usage. Telle dût être l'origine des sociétés et des langues dans les pays chauds.
Là se formèrent les premiers liens des familles, là furent les premiers rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles venaient chercher de l'eau pour le ménage, les jeunes hommes venaient abreuver leurs troupeaux. Là, des yeux accoutumés aux mêmes objets dés l'enfance, commencèrent d'en voir de plus doux. Le cœur s'émut à ces nouveaux objets, un attrait inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n'être pas seul. L'eau devint insensiblement plus nécessaire, le bétail eut soif plus souvent: on arrivait en hâte, et l'on partait à regret. Dans cet âge où rien ne marquait les heures, rien n'obligeait à les compter : le temps n'avait d'autre mesure que l'amusement et l'ennui. Sous de vieux chênes, vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oubliait par degré sa férocité : on s'apprivoisait peu à peu les uns avec les autres ; en s'efforçant de se faire entendre, on apprit à s'expliquer. Là se firent les premières fêtes: les pieds bondissaient de joie, le geste empressé ne suffisait plus, la voix l'accompagnait d'accents passionnés; le plaisir et le désir confondus ensemble, se faisaient sentir à la fois : là fut enfin le vrai berceau des peuples ; et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l'amour.
Quoi donc ! avant ce temps les hommes naissaient-ils de la terre? Les générations se succédaient-elles sans que les deux sexes fussent unis, et sans que personne s'entendît ? Non: Il y avait des familles, mais il n'y avait point de nations; il y avait des langues domestiques, mais il n'y avait point de langues populaires; il y avait des mariages, mais il n'y avait point d'amour. Chaque famille se suffisait à elle-même et se perpétuait par son seul sang : les enfants, nés des mêmes parents, croissaient ensemble, et trouvaient peu à peu des manières de s'expliquer entre eux : les sexes se distinguaient avec l'âge ; le penchant naturel suffisait pour les unir, l'instinct tenait lieu de passion, l'habitude tenait lieu de préférence, on devenait mari et femme sans avoir cessé d'être frère et sœur. Il n'y avait là rien d'assez animé pour dénouer la langue, rien qui pût arracher assez fréquemment les accents des passions ardentes pour les tourner en institutions : et l'on peut en dire autant des besoins rares et peu pressants qui pouvaient porter quelques hommes à concourir à des travaux communs ; l'un commençait le bassin de la fontaine, et l'autre l'achevait ensuite, souvent sans avoir eu besoin du moindre accord, et quelquefois même sans s'être vus. En un mot, dans les climats doux, dans les terrains fertiles, il fallut toute la vivacité des passions agréables pour commencer à faire parler les habitants: Les premières langues, filles du plaisir et non du besoin, portèrent longtemps l'enseigne de leur père; leur accent séducteur ne s'effaça qu'avec les sentiments qui les avaient fait naître, lorsque de nouveaux besoins introduits parmi les hommes, forcèrent chacun de ne songer qu'à lui-même et de retirer son cœur au dedans de lui."
D.Desbornes. 2009